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20 mai 1975
L’école gratuite est devenue un totem
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20 mai 1975
L’école gratuite est devenue un totem
Il y a, dans la mémoire collective des peuples, des dates qui battent encore, comme un cœur qu’on croyait éteint. Le 20 mai 1975 est de celles-là. Une pulsation vive dans l’histoire mauricienne, un souffle adolescent qui, l’espace d’un jour, défia l’ordre établi. Ils étaient 20 000, peut-être plus. Des jeunes, des enfants presque, à peine sortis de la timidité des bancs de collège, sans réseaux sociaux ni portables, marchant vers la capitale. À l’époque, l’éducation était payante, inégalitaire, sans âme mauricienne. Ils ont crié, ces enfants, non pour un privilège, mais pour un droit. Et dans le tumulte de leurs voix, c’est tout un système qui s’est fissuré.
Ce jour-là, l’île s’est éveillée à elle-même. Le système scolaire colonial, fait de barrières et d’exclusions, a vacillé sous la force brute du mécontentement. Il fallut des gaz lacrymogènes, des chiens, des matraques, mais aussi une prise de conscience. En 1976, le droit de vote fut abaissé à 18 ans. En 1977, l’éducation devint gratuite au niveau secondaire. L’écho du mai mauricien portait alors une promesse : celle d’une île qui élèverait ses enfants par le savoir, non par l’élitisme.
Mais 50 ans plus tard, qu’avons-nous fait de cette promesse ?
Nos écoles sont toujours là. Les uniformes ont changé, les bâtiments aussi. Mais les inégalités ont muté : plus subtiles, plus insidieuses. L’école gratuite est devenue un totem, que l’on vénère sans plus y croire. Dans bien des établissements, les bibliothèques sont vides, les laboratoires clos, les professeurs débordés et les élèves absents – physiquement ou mentalement. L’école est devenue un lieu de passage, pas toujours un lieu d’élévation. Et ceux qui en sortent ne sont pas toujours armés pour affronter le monde.
L’éducation gratuite, certes, a ouvert des portes. Elle a produit des médecins, des ingénieurs, des penseurs, des journalistes et des rédacteurs en chef. Mais elle a aussi engendré un système figé, englué dans ses classements, ses examens-sprints et ses taux de réussite maquillés. À force de célébrer les lauréats, on a oublié les autres. Les 70 % d’élèves qui peinent, décrochent, ou qui, tout simplement, ne trouvent pas leur place.
Et pendant ce temps, le monde a changé. Le numérique, l’intelligence artificielle, les défis climatiques. Mais notre école, elle, semble parfois coincée dans un manuel des années 80, figée comme les inoubliables «Rémi et Marie» (photo), récitant des programmes où le passé pèse plus que l’avenir. Le mai 75 demandait l’égalité, la justice, une école à hauteur d’enfant mauricien. Aujourd’hui encore, on cherche cette école publique, gratuite.
Il faut, une nouvelle fois, une révolution. Douce, peut-être, mais résolue. Il ne s’agit plus seulement de donner accès à l’éducation, mais de repenser son contenu, ses méthodes, ses valeurs. Revenir au souffle de 1975, non pour le répéter, mais pour en prolonger l’élan.
L’éducation doit redevenir un projet national. Il faut y mettre du sens, de la passion, de la mémoire. Enseigner l’histoire de notre pays, oui, mais aussi les grands débats du monde. Apprendre à coder, mais aussi à penser. Former des travailleurs, mais surtout des citoyens. Revaloriser le métier d’enseignant, redonner aux élèves le goût de la curiosité, créer des écoles qui écoutent avant de punir, qui accompagnent avant de classer.
Et peut-être faudrait-il aussi enseigner aux enfants ce qu’a été ce 20 mai 1975. Leur dire qu’un jour, leurs aînés ont dit non. Leur montrer qu’un monde plus juste ne tombe pas du ciel, mais se conquiert, à pied, dans la rue, à coups de slogans et d’utopies.
Il ne s’agit pas ici de nostalgie. Ce n’est pas le passé qu’il faut restaurer, mais l’esprit qui l’animait : c’est-à-dire que le regard est plus important que la chose regardée, l’écoute plus importante que la chose écoutée, la lecture plus importante que le livre, le souffle plus important que le poumon.
Le mai de Maurice n’a pas eu les échos philosophiques de mai 68, pas de Cohn-Bendit tropical ni de drapeaux rouges poétiques. Nos barbus d’hier sont devenus, ici, des patronymes dynastiques, qui pensent que la politique, comme le pouvoir, ne doit pas être partagée – même, ou surtout, si l’on dit le contraire. Mais le 20 mai 1975 a eu ses visages, ses blessures, ses gains. Et il a, surtout, révélé une chose essentielle : quand une jeunesse se lève, tout peut changer.
Alors, aujourd’hui, 50 ans plus tard, demandons-nous : que reste-t-il de cette flamme ? Et que sommesnous prêts à faire pour qu’elle éclaire à nouveau nos écoles, nos enfants, notre avenir ?
Dans les prochains jours, les langues vont se délier, comme à chaque fois qu’un souvenir devient commémoration. Le 20 mai 1975 reprendra sa marche : chacun l’escortera de son regard, de sa nostalgie ou de son calcul.
Il y aura ceux qui diront «J’y étais» sans y avoir été et ceux qui, silencieux ce jour-là, trouveront aujourd’hui mille raisons d’avoir eu raison trop tôt. Il y aura les discours brochés d’hommages, lissés pour l’impression officielle. Il y aura les anecdotes repeintes, à peine sèches, déjà exposées en vitrine. Il y aura des silences aussi – ceux que l’histoire n’a pas invités à la table du récit.
Car c’est ainsi que va la mémoire quand elle croise le pouvoir : elle se coiffe d’un ruban, s’assied bien droite et attend qu’on l’applaudisse.
Mais derrière les mots d’apparat, il restera l’essentiel : cette cohorte de jeunes, pieds nus parfois, en colère toujours, qui ne demandaient pas des statues mais du respect. L’école, disaient-ils, devait appartenir à ceux qu’on avait trop longtemps fait attendre derrière les vitres.
Aujourd’hui encore, certains raclent à la porte du savoir pendant que d’autres, héritiers du même mai 75, prennent place à la table – non pas pour apprendre, mais pour décider.
Alors, chacun parlera. Chacun racontera. Selon s’il veut un strapontin dans la salle de classe du pouvoir… ou simplement une chaise de vérité.
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