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Santé I Numérisation et digitalisation

L’e-health frappée par une maladie loin d’être imaginaire

30 juin 2024, 21:00

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L’e-health frappée par une maladie loin d’être imaginaire

Patients et médecins doivent composer avec les dossiers égarés dans certains hôpitaux.

Dans cinq mois, toutes les institutions de santé publique – hôpitaux et dispensaires – seront connectées au système e-health. Cette promesse a du moins été faite par Renganaden Padayachy lors du dernier exercice budgétaire. Entre-temps, le quotidien des patients dans les hôpitaux dépend toujours des dossiers papiers, qui sont souvent égarés. Quant à la mise en place du système, le scepticisme se propage… À l’hôpital Victoria, à Candos, les patients atteints de cancer se retrouvent face à une situation ubuesque. Après la perte de leurs dossiers, ils sont admis en salle sans raison et informés qu’une décision sera prise selon leur cas lorsque les dossiers contenant les radiographies et résultats d’analyses seront retrouvés. «Il y a des cas qui datent de cette semaine. Face à cette situation, même le nouvel hôpital dédié au cancer et inauguré en grande pompe se retrouve coincé. Comment soigner des patients sans dossiers ?» fustige le Dr Farhad Aumeer, député du PTr.

Octroi obscur

Le problème ne se limite pas qu’à ce département. Comme l’avait dit le Dr Kailesh Jagutpal en janvier de cette année, le système de santé publique gère cinq millions de dossiers actifs et neuf millions de «casualty cards», soit la fameuse «carte rendez-vous». Le volume astronomique de 2 300 tonnes de documents annuellement avait été avancé. C’était lors du lancement du projet e-health en collaboration avec le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). Ce lancement a été une lueur d’espoir de voir ce projet datant de plusieurs décennies finalement se concrétiser. Cependant, la mise en place du système ne s’est pas faite dans le calme. Peu après le lancement, le Dr Neena Ramdenee, responsable du dossier santé de Linion Moris, avait fait ressortir que le consortium choisi avait fait une offre de Rs 600 millions, alors que parmi les autres, il y avait une compagnie dont l’offre était de Rs 300 millions dans les soumissions présélectionnées. «Le PNUD finance le projet à hauteur de Rs 200 millions. Si le contrat de Rs 300 millions avait été retenu, Maurice aurait eu moins à payer», fait-elle ressortir. Elle avait aussi parlé des prolongations inexpliquées de l’appel d’offres pour ce projet, ainsi que d’une des personnes au sein du consortium qui a remporté le contrat et qui s’était fait prendre en photo avec un membre du gouvernement en Inde pendant le G20. Par la suite, cette personne avait aussi remercié le ministre sur les réseaux. C’était avant l’octroi du contrat. «Je ne dis pas qu’on ne peut pas se faire prendre en photo. Mais ce n’est pas éthique et ce n’est pas bon pour la transparence.»

Ce n’étaient pas les seules zones d’ombre. L’un des soumissionnaires avait fait une offre d’un montant presque similaire, mais qui comprenait un projet complet. Le projet aurait été mené par un géant mondial dans le domaine qui a déjà mis en place ce type de système dans des pays comme le Qatar et se serait installé à Maurice pendant trois ans pour s’assurer que tout soit fait selon les normes. «De plus, l’appel d’offres ne faisait mention que du système informatique, mais il n’y avait aucune mention des ordinateurs. Comment ce système va-t-il fonctionner si le matériel est installé séparément», se demande une de nos sources qui a travaillé sur ce projet. Sur ce point, le ministre de la Santé avait annoncé, lors du lancement, que l’appel d’offres pour le matériel avait été fait séparément pour garantir un plus grand nombre de soumissionnaires et la concurrence tout en écartant le risque d’une défaillance d’un point unique qui mettrait le système à terre. Pour rappel, ces zones d’ombre avaient fait l’objet d’une enquête de Liberation Moris, qui avait mis en lumière les conflits d’intérêts dans les comités, le manque d’expérience du soumissionnaire qui a décroché le contrat, les extensions inexpliquées de l’évaluation et les conseils octroyés au soumissionnaire pour qu’il soit conforme à l’appel entre autres. Documents à l’appui, l’enquête avait prouvé que le contrat avait été signé en octobre 2023.

Longue promesse

Est-ce que le projet sera prêt en novembre comme promis ? Rien n’est moins sûr. Le projet e-health figurait pour la première fois dans le discours budgétaire du gouvernement mené par le MSM en… 2015. «A number of new projects will be implemented ranging from the setting up of a New Cancer Centre, to the imple- mentation of the e-health project (…)» avait dit Vishnu Lutchmeenaraidoo dans le discours budgétaire 2015-2016. Puis, en 2018, durant le même exercice, Pravind Jugnauth avait octroyé Rs 100 millions à l’e-health. Cela figurait aussi dans le Budget 2019-2020. «The e-health proj- ect will soon be implemented as a major reform in the public health sector so that data on the medical history of patients are available to all hospitals across the country in real time.»En 2022, il était prévu de venir de l’avant avec une stratégie pour avoir une loi cadre pour l’e-health. En 2023, la promesse était plus concrète. «The e-Health system will be implemented in hospital facilities as from July 2023. Rs 180 million is being provided for the implementation of the e-health project which will start at the Jawaharlal Nehru Hospital.» Cette année, il a été dit que le projet pilote avait été lancé et qu’en novembre, tout le réseau hospitalier sera connecté.

Quant aux coûts, dans les Budget Estimates de 2015-2016, le projet avait été évalué à Rs 509 millions environ. Dans celui de 2017- 2018, il a été annoncé que l’Inde assisterait Maurice à hauteur de 15 millions de dollars pour cet item. L’estimation pour l’année financière de 2016-2017 est passée à Rs 700 millions. Pour l’année 2018-2019, elle était de Rs 633 millions et depuis, n’a pas bougé. D’autres items s’y sont greffés. Dans les esti- mations pour l’année 2024-2025, l’item de «renting of cloud space (e-health)» a été budgété à Rs 15 millions.

Quant au planning, les dates ont souvent été repoussées. Pour l’année financière de 2019-2020, il avait été dit que 10 % des établissements de santé étaient informatisés, et le but était d’arriver à 60 % pour l’année financière 2022-2023. Puis, en 2022-2023, il était prévu que le «patient administration system» soit développé d’ici mai 2023.

Plusieurs fois abandonné

Où en sommes-nous ? Le ministère de la Santé a été sollicité pour les détails sur le projet pilote, et la réponse est attendue. Mais les différents intervenants se montrent sceptiques. Le Dr Neena Ramdenee, elle, est plus catégorique. «Selon le contrat, la première phase, qui concerne la prise de rendez-vous, doit être prête dans 18 mois. Avec ce délai, nous serons alors bien au-delà de novembre», affirme-t-elle. Le produit final, qui comprendra aussi la gestion des stocks, doit être livré trois ans après la signature du contrat. «Cela fait sens, car imaginez le nombre de données de tous les hôpitaux, dispensaires et Mediclinics qu’il faut entrer dans le système. Il est très improbable que tout soit prêt dans quelques mois. Est-ce que c’est une annonce pour calmer la population avant les élections ?», se demande-t-elle.

Cela ne surprend aucun acteur du domaine. Le Dr Vasantrao Gujadhur, ancien directeur des services de santé publique, avance que cette promesse date des années 1990, lorsque Kishore Deerpalsing avait instal- lé un ordinateur à la Lady Sushil Mediclinic. «Tout s’est arrêté là», dit-il. Par la suite, lorsqu’il était directeur de l’hôpital Jeetoo, le projet avait été relancé. *«Nous avions travaillé pendant une année sur le système. Tout était fin prêt, il fallait simplement le lancer.»*Une fois encore, en 2016, le projet a été mis au placard sans avancer de raisons. Quant au projet pilote, il s’interroge sur sa mise en place. «Si le projet a été financé par le gouvernement et le PNUD, pourquoi y avoir encore injecté Rs 180 millions l’année dernière ?» L’autre question qui suscite des interrogations concerne la connectivité. «Est-ce que tous nos hôpitaux et dispensaires sont connectés à Internet et ont des ordinateurs ? Sinon, comment fonctionnera le système», s’interroge pour sa part le Dr Farhad Aumeer. Selon lui, la digitalisation n’est pas un luxe, et Maurice est déjà en retard. Pour la date de novembre, il avance que les Mauriciens sont habitués aux effets d’annonce. «Il faut aussi voir comment cela va être, si un système bâclé sera lancé, comme l’Electronic Inventory Management System lancé pour gérer les stocks de médicaments mais qui n’est pas totalement opérationnel car tous les établissements n’y sont pas connectés.»