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Interview

James LeMay : «Les journalistes ne doivent pas croire tout ce que dit le gouvernement»

10 mai 2025, 21:00

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James LeMay : «Les journalistes ne doivent pas croire tout ce que dit le gouvernement»

James LeMay, consultant média et ex-journaliste de CNN. © Vashish Sookrah

Un jeu de rôle pour stimuler des journalistes en formation. L’exercice proposé par James LeMay – ancien journaliste de CNN, invité par l’ambassade américaine à Maurice – interviewer un ministre des Finances accusé de détournement des fonds. Cela, le jour même où ce ministre s’apprête à dire en cour s’il plaide coupable ou non-coupable. Avant l’audience, cet homme politique donne une interview en direct. Comment gérer ses révélations et leurs conséquences ? Alors que l’on a marqué la Journée mondiale de la liberté de la presse le 3 mai dernier, c’est dans les locaux du Media Trust que James LeMay a prodigué ses conseils en journalisme d’investigation.

🟦Cette interview fictive d’un ministre accusé de détournement de fonds a fait des étincelles ?

(James LeMay dans le rôle du ministre incriminé) Pourquoi je vais plaider non-coupable ? Parce que ma femme a eu une liaison avec mon assistant et ils ont volé l’argent. (Il redevient le formateur). Imaginez que cette interview passe en direct. Les journalistes se sont demandé que faire après pareille révélation.

Donc la leçon à retenir, c’est de ne pas diffuser l’interview en direct. Si un ministre veut passer en live, c’est lui qui contrôle la situation. Il utilise le journaliste pour dire ce qu’il veut. Le journaliste doit être prudent. Il vaut mieux enregistrer l’interview et prendre le temps de vérifier ses dires. C’est un défi éthique pour les journalistes. Ils ont un pouvoir. Les gens qui sont au pouvoir tout comme le citoyen lambda le savent. Le journaliste doit exercer ce pouvoir avec prudence. Qu’il ait 20 ans d’expérience ou qu’il soit un débutant, le journaliste doit comprendre comment la nature de son travail peut changer des vies.

🟦Des journalistes tueraient pour obtenir ce type d’interview-choc en direct.

Il faut être prudent, parce qu’en acceptant, le journaliste donne le contrôle à quelqu’un d’autre. Le public aussi veut que le journaliste utilise son influence avec précaution, pour ne laisser entrer que des informations dûment vérifiées dans son salon.

🟦Quitte à laisser ce ministre présumé corrompu se tourner vers la concurrence ?

Dans certaines circonstances, oui. S’il s’agissait d’un sportif par exemple, l’interview tournerait autour d’une compétition. Il faut mesurer l’échelle. Dans ces situations, le journaliste doit exercer son jugement, pas seulement ses compétences.

🟦Vous insistez sur les enquêtes au quotidien…

La demande pour les grandes enquêtes existe toujours, bien sûr. Mais l’enquête au quotidien requiert plus de profondeur, de mise en contexte. Ce sont des sujets qui ne disparaissent pas au bout d’un jour mais que l’on suit sur deux ou trois jours.

Si vous expliquez,par exemple, pourquoi le prix du pain augmente, en citant des facteurs qui nous échappent, le public apprécie. Il ne veut pas d’un article qui ne fait qu’aligner des faits. Le public veut que vous commenciez un article en lui expliquant le pourquoi et le comment, pas en laissant cela pour le jour suivant. Le journalisme d’investigation au quotidien a une grande valeur, que ce soit en ligne, sur les ondes. Moins les journalistes en font, plus le public trouve d’autres moyens de s’informer.

🟦Vous avez aussi parlé d’une étude de l’impact qu’il y a à donner au public ce qu’il veut, comparé aux effets de lui donner ce que les médias croient qu’il veut. Expliquez.

L’étude demande à un échantillon du public quels sont les sujets qui lui semblent importants, mais dont les médias ne parlent pas ou ne n’en parlent pas assez.

L’étude montre qu’il y a des sujets auxquels la presse ne pense pas, mais qui intéressent le public. Parfois le public a l’impression d’être ignoré, parce que les médias parlent trop des crimes, des affaires judiciaires, policières. L’étude a aussi montré que le public veut qu’on lui dise davantage comment l’État opère dans les petits quartiers. C’est l’occasion pour les journalistes de créer du contenu différent.

🟦Nous sortons d’une élection municipale avec un faible taux de participation. Cela prouve que les médias ont le devoir de parler plus des administrations régionales ?

En tout cas de son impact sur le citoyen. L’expérience a montré deux choses. D’abord, une apathie générale, la sensation que l’État ne fait rien pour améliorer le quotidien du citoyen. Il a l’impression que son vote ne changera rien. Ou alors, le citoyen ne sait pas quels changements réels son vote peut produire.

Ensuite, il y a une grande incompréhension du citoyen: pourquoi les médias ne parlent pas des choses qui peuvent avoir un impact sur son quotidien ? Le citoyen a la sensation que les médias courent toujours après ce qui est négatif. Bien sûr, il faut le faire. Mais il y a une demande pour que les médias montrent aussi ce qui marche dans l’action gouvernementale. We tend to chase the ambulance too much and not the bread truck providing nutrition.

🟦Vous avez demandé aux journalistes de travailler sur les enquêtes de la Financial Crimes Commission. Comment cela s’est-il passé ?

Nous avons eu droit à une présentation de Kailass Koonjal, acting assistant director of the Education and Preventive Division de la FCC. Il a même demandé aux médias de coopérer avec la FCC, d’échanger des informations.

🟦La FCC enquête sur des malversations alléguées du précédent régime. Quels pièges les journalistes doivent-ils éviter en abordant ces sujets ?

Believing everything government says. Il faut reconnaître que l’institution fait de son mieux, mais les journalistes doivent faire du fact-checking. Les journalistes ne doivent pas prendre pour acquis tout ce qu’on leur donne, à cause des risques de manipulation. C’est plus dur, cela demande du temps et de l’effort mais c’est ce que le public attend des journalistes.

Souvenez-vous du Covid-19, quand il y avait les théories les plus folles en circulation. La population s’est tournée vers la presse pour faire le tri. C’est le pouvoir que détient chaque journaliste.

🟦Maurice n’a pas encore de Freedom of Information Act, promise par le nouveau gouvernement. Dans un contexte où la culture du silence et la peur des représailles sont toujours présentes, à quel point les enquêtes journalistiques peuvent-elles aboutir ?

Nous avons abordé les outils pour obtenir des informations sous couvert de l’anonymat ou sous forme de background. Cela contribue à rassurer des sources qui n’ont pas l’habitude, ou qui craignent de parler. Aux gens qui ont peur de perdre leur emploi, il faut proposer un espace où ils se sentent à l’aise pour partager des infos.

🟦Comment évaluez-vous le journalisme d’investigation à Maurice ?

J’ai vu plus d’enthousiasme, de passion, de connaissances que dans beaucoup d’autres pays. Mais la façon de présenter les choses est un peu raide, more BBC than ABC. Les réseaux sociaux façonnent la manière de communiquer. Il faudrait adopter un ton plus proche de la conversation. Être axé sur ce qui est «partageable». Le public se demande si une info vaut la peine d’être partagée. Si ce n’est pas le cas, à quoi est-ce que cela sert ?

🟦Le classement de Reporters sans frontières paru cette semaine montre que Maurice a gagné six places. À quel point est-ce positif ?

C’est encourageant, mais il faut continuer de s’améliorer. Maurice a un gouvernement plus ouvert, at least they say there are. Il est là depuis six mois, il est temps de demander des comptes, d’être plus critique. Tout en gardant à l’esprit que tout ce que fait l’État a un impact sur le citoyen. C’est la priorité.

Maurice a peut-être du retard, mais les journalistes peuvent apprendre des erreurs d’autres pays. Ne pas s’emballer au sujet d’un document sans contre-vérification.

🟦Votre visite a coïncidé avec la Journée mondiale de la liberté de la presse. Comment exercer cette liberté aux États-Unis, quand la Maison Blanche refuse l’accès au reporter «d’Associated Press», parce que ce média n’a pas utilisé le terme golfe d’Amérique au lieu de golfe du Mexique ?

La conférence de presse de la Maison Blanche a été une mine d’informations, ce n’est plus comme c’était.

🟦C’est de la propagande ?

Cela l’a toujours été. Ce n’est pas le fait du présent mandat. Mais dans ce cas particulier, grâce aux technologies, nous avons accès à tellement d’autres sources d’information, que cette conférence de presse ne compte plus autant qu’avant. Je ne dis pas que cela n’a pas de répercussions pour Associated Press. Je les soutiens à 1000 %, mais je sais que ces journalistes sont créatifs et intelligents. Cette conférence de presse n’est pas le début et la fin de tout. Ce n’est qu’un obstacle à contourner.