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Jeffrey Sachs et Kishore Mahbubani : deux visions, un même pari pour faire de l’Afrique le moteur de croissance au 21ᵉ siècle
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Jeffrey Sachs et Kishore Mahbubani : deux visions, un même pari pour faire de l’Afrique le moteur de croissance au 21ᵉ siècle

(De g. à dr.) Le professeur Jeffrey Sachs, économiste influent de l’université de Columbia, et le professeur Kishore Mahbubani, ancien diplomate et penseur stratégique singapourien.
Deux voix majeures du débat mondial sur le développement se sont élevées pour défendre l’urgence d’un changement de paradigme en Afrique : le professeur Jeffrey Sachs, économiste influent de l’université de Columbia, et le professeur Kishore Mahbubani, ancien diplomate et penseur stratégique singapourien, un des meilleurs spécialistes de la géopolitique dans le monde. Si tous deux partagent la conviction que l’Afrique est à l’aube de son essor, leurs chemins pour y parvenir révèlent deux logiques distinctes : l’une fondée sur le big bang structurel, l’autre sur la nécessité d’un apprentissage progressif et pragmatique.
Jeffrey Sachs adopte une approche audacieuse, quasi-messianique : l’Afrique est le troisième grand pôle démographique du XXIe siècle, après la Chine et l’Inde. «Il n’y a que trois pays ou régions avec 1,5 milliard d’habitants : la Chine, l’Inde, et l’Afrique», souligne-t-il. «La Chine a connu une ascension économique fulgurante en 40 ans, multipliant son PIB par 32 entre 1980 et 2020 ; sortant 70 % de sa population de la pauvreté avec une croissance économique annuelle de 10 %. L’heure de la prospérité économique de l’Inde est déjà enclenchée. Aujourd’hui, c’est au tour de l’Afrique.» Cette lecture démographique s’appuie sur une lecture cyclique de l’histoire économique moderne.
Selon Jeffrey Sachs, chaque continent peut entrer dans une phase de croissance rapide si les conditions structurelles sont réunies : éducation de la masse, industrialisation, infrastructures, financement à long terme. Son appel à l’action est sans équivoque : «L’Afrique a besoin de plus de dette, pas moins. Il ne s’agit pas d’une dette de consommation, mais d’une dette de transformation.» L’économiste américain appelle à un investissement massif dans le capital humain et les infrastructures, égal à 40 % du PIB, condition sine qua non d’un rattrapage économique. Il évoque même un plan, «Made in Africa 2035», pour industrialiser le continent avec ses ressources locales et sa jeunesse, d’ici à l’horizon 2063, année du centenaire de l’Union africaine.
Face à cette vision à la fois ambitieuse et structurelle, Kishore Mahbubani plaide pour une autre forme de stratégie : le développement par la discipline, la cohérence et la confiance culturelle. À l’image de Singapour, son pays natal, il défend une trajectoire de croissance fondée sur le pragmatisme, la stabilité institutionnelle et la capacité à apprendre des autres. «Nous avons commencé avec 500 dollars de PIB par habitant. Aujourd’hui, Singapour en est à 88 000 dollars. Comment avons-nous fait ? Par la planification rigoureuse, l’ouverture au commerce et le respect des investisseurs», dit-il.
Plutôt que de se lancer dans des mégaprojets sans capacité d’exécution, le penseur stratégique insiste sur l’efficacité de petits succès répétés. Il rappelle que même le Vietnam, modèle d’industrialisation rapide, a failli échouer par méfiance excessive du capital étranger. Il partage une anecdote révélatrice : «La Malaisie a littéralement copié nos brochures d’investissement mot à mot. Et vous savez quoi ? Cela a fonctionné. Copier n’est pas une honte. C’est une stratégie.» Pour l’ex-diplomate singapourien, le vrai combat est psychologique. Les Africains doivent se débarrasser de l’idée d’infériorité vis-à-vis de l’Occident. C’est cette confiance, dit-il, qui a permis à l’Asie d’émerger comme un bloc crédible. «L’Afrique doit croire en sa propre valeur avant que le monde n’investisse massivement en elle.»
Se déconnecter de Bretton Woods
Malgré leurs différences de méthode, Jeffrey Sachs et Kishore Mahbubani convergent sur une critique acérée de l’ordre financier mondial, qu’ils considèrent inadapté, voire injuste envers les pays africains. Le professeur de Columbia dénonce une architecture où les agences de notation perpétuent la dépendance en pénalisant systématiquement les États africains, même les mieux gérés. «Une entreprise africaine ne peut jamais être mieux notée que son État, peu importe ses résultats. C’est un plafond artificiel, injuste et destructeur.» Il fustige également l’incapacité du FMI et de la Banque mondiale à fournir des financements adaptés aux besoins de développement à long terme. «Les Africains n’ont pas besoin de conseils budgétaires, ils ont besoin de routes, d’écoles et de trains.»
Kishore Mahbubani va encore plus loin en pointant la captation des flux de capitaux mondiaux par les pays du Nord, près de USD 30 trillions. Il martèle : «L’Afrique ne reçoit qu’un filet, un trickle, parfois même un flux négatif. Ce n’est pas un manque d’épargne mondiale, c’est un problème d’architecture.» Les deux plaident pour une déconnexion relative des structures de Bretton Woods au profit d’alliances alternatives, avec la Chine, les fonds souverains du Golfe où l’Inde.
Kishore Mahbubani et Jeffrey Sachs insistent tous deux sur le rôle central des institutions africaines – en particulier les banques de développement comme Afreximbank – qui devraient avoir le statut de créanciers privilégiés, à l’image des grandes institutions financières multilatérales. Pour Jeffrey Sachs, il est urgent de recalibrer le système autour d’une souveraineté financière africaine. Il défend un droit à l’endettement productif en dehors des règles imposées par les puissances du Nord. Alors que le diplomate singapourien insiste sur un levier complémentaire : l’intégration continentale, il compare l’Afrique à l’Inde d’avant la taxe unifiée, avec des frontières intérieures absurdes.
L’un des apports les plus originaux du tandem tient dans leur analyse de la psychologie du développement. Kishore Mahbubani évoque une «explosion de confiance culturelle» observée en Asie : quatre milliards de personnes ont cessé de se considérer comme inférieures à l’Occident. Ce changement de regard sur soi a précédé la transformation économique. Sans cette révolution intérieure, il n’y a pas de progrès durable, constate-t-il.
Jeffrey Sachs abonde dans son sens : sans ambition, sans vision stratégique, même les capitaux ne servent à rien.
Leur diagnostic final : l’Afrique ne manque ni de ressources, ni de jeunesse, ni de partenaires potentiels. Ce qui manque encore, c’est la certitude collective que le développement est une affaire d’intention, pas de hasard. Les deux hommes dessinent deux routes vers le même objectif : faire du XXIe siècle le siècle de l’Afrique. Entre appels à la dette productive et éloge de la discipline asiatique, leur dialogue éclaire les choix cruciaux qui attendent le continent.
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