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Une mondialisation toxique

28 juin 2025, 08:45

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Le 26 juin, Journée mondiale contre l’abus et le trafic de drogues, le constat est implacable : jamais le commerce illicite de stupéfiants n’a été aussi mondialisé, sophistiqué, et infiltré dans nos sociétés. De l’Afghanistan à Amsterdam, de Peterborough à Port-Louis, la chaîne est fluide, les routes sont flexibles, et les profits colossaux. La drogue est aujourd’hui un business aussi structuré que n’importe quelle multinationale ‒ à une différence près : ses ramifications sapent les États, corrompent les institutions et asphyxient les démocraties. Maurice n’échappe pas à cette spirale.

Ces derniers jours, deux faits saillants illustrent cette évolution. D’abord, l’arrestation de six ressortissants britanniques à l’aéroport SSR, convoyant 161 kilos de cannabis à l’aide de trackers Apple, dernière trouvaille des narcos pour suivre leur marchandise. Ensuite, celle de deux Américains arrivés de Dubaï avec plus de 30 kilos de cannabis sous vide, probablement liés à un réseau structuré. Ces mules ne sont plus africaines ou malgaches, elles sont désormais britanniques, américaines, parfois en famille, toutes connectées. Le narcotrafic ne fait plus de discrimination : il recrute, innove et s’infiltre dans chaque faille du système ‒ surtout quand celui-ci est peu fiable.

Derrière la vitrine de quelques saisies record, la réalité est bien plus sombre. À Maurice, malgré plus de 120 grandes saisies de drogues au cours des cinq dernières années, seules trois condamnations ont été prononcées. Une impunité qui alimente les soupçons de complicité, d’infiltration, voire d’organisation. Lorsque l’on découvre que des bandes sonores compromettantes, mettant en cause des officiers de la brigade antidrogue, circulent sans suite judiciaire concrète, c’est l’autorité de l’État qui vacille. Lorsque des perquisitions ciblent les petits revendeurs, pendant que les grands barons vivent en paix dans les hauteurs des villas ou derrière les barreaux mais avec réseau actif, c’est la justice ellemême qui se dissout.

Les révélations du rapport Lam Shang Leen, trop vite enterré, n’ont jamais été aussi actuelles. Rivalités internes entre unités de police, disparitions de drogues saisies, blanchiment à travers le secteur bancaire, financement occulte de partis politiques : la commission a clairement établi que le trafic de stupéfiants ne prospère pas seul ‒ il prospère grâce à un environnement complice. Et parfois, grâce au silence organisé de ceux qui devraient en être les gardiens.

Il est devenu évident qu’à Maurice, une économie parallèle, nourrie du trafic, s’est installée. Elle rivalise avec notre Produit intérieur brut. Elle corrompt, recrute et redéfinit la hiérarchie sociale. Elle s’infiltre dans les bidonvilles comme dans les couloirs climatisés du pouvoir. Elle finance les campagnes électorales, le clientélisme, les petits boulots de propagande politique, et s’offre parfois les services d’avocats bien installés sur la place (des fois au cœur de l’État) ou d’experts fiscaux au nez et à la barbe des institutions censées veiller à la probité publique. Il n’existe toujours aucune loi crédible et appliquée sur le financement des partis. Tant que ce vide juridique perdure, les liens entre argent sale et pouvoir ne seront jamais rompus.

Le trafic n’est pas qu’un fléau sanitaire ou une tragédie humaine ; c’est un cancer économique. Il produit ses propres règles, ses propres flux, ses propres circuits. Et il change. L’ONUDC révèle dans son rapport 2025 une production mondiale de cocaïne qui atteint 3 708 tonnes, en hausse de 34 % en un an. Les routes évoluent aussi : la cocaïne transite désormais par le Brésil, l’Équateur ou l’Afrique de l’Ouest, et explose dans des régions auparavant peu concernées comme l’Afrique australe ou le Sahel. La dichotomie Nord producteur / Sud consommateur n’existe plus. Désormais, tout le monde consomme. Tout le monde blanchit. Tout le monde ment.

Mais plus inquiétant encore est le virage vers les drogues de synthèse. En 2023, 44 nouvelles substances psychoactives sont apparues dans 34 pays. Plus puissantes, moins détectables, plus lucratives. Le fentanyl, les nitazènes, les cannabinoïdes artificiels ou la 3-MMC n’ont pas besoin de champs de coca ou de pavot. Ils sortent des laboratoires et pénètrent les marchés à la vitesse d’un clic. À Maurice, des collégiens y ont accès pour quelques centaines de roupies. C’est une guerre silencieuse, une guerre numérique, chimique, insidieuse.

Et pourtant, face à ce constat accablant, la riposte reste timide, fragmentée, politisée. Des questions parlementaires balayées d’un revers de main. Une loi amendée dans l’urgence. Une commission d’enquête ignorée. Un ministère de l’Intérieur qui minimise. Un «Drug Czar» sans équipe. Une société civile fatiguée de crier la même chose depuis toujours.

Ce post-26 juin, il faut rappeler une vérité essentielle : le narcotrafic est l’ennemi n°1 de la République. Non pas par ses seuls effets destructeurs sur la santé, mais parce qu’il fragilise toutes les strates de l’État, de la police à la justice, des finances publiques au système éducatif. La lutte contre la drogue ne peut réussir qu’à trois conditions : 1) un financement politique propre, 2) une réforme de la police et des institutions judiciaires, 3) une coopération internationale transparente et coordonnée.

Sinon, les ripoux auront définitivement gagné. Et l’État mafieux que nous redoutons restera notre réalité.

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