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Democracy report 2024

Liberté d’expression: V-DEM enfonce le clou

8 mars 2024, 19:29

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Liberté d’expression: V-DEM enfonce le clou

Si en avril 2021 l’opinion internationale prend conscience du sérieux fait que l’ancien élève-modèle de l’Afrique qu’était Maurice n’est plus une référence en matière démocratique, le Democracy Report 2024, publié hier par l’Institut V-Dem (hébergé par le département de science politique de l’Université de Göteborg, Suède), cloue notre pays au pilori par rapport à la liberté d’expression et celle de la presse.

«Freedom of expression including freedom of the media is what “aspiring autocrats” attack most often and to the greatest degree. Government censorship of the media takes a dubious first place on the top 20 list. It worsened in 45 countries over the past ten years. Among the worst government offenders when it comes to increasing their efforts to censor the media are El Salvador, India, and notably Mauritius. The latter island nation is a long-standing democracy where several rights and freedoms have deteriorated significantly in the last few years», écrivent les Democracy Scholars de V-Dem.

Selon eux, il est important de suivre la tendance, ou plutôt, la dérive autocratique de Maurice, qui ne cesse de glisser sur l’échelle mondiale de la démocratie. «Mauritius is the top “stand-alone” autocratizer with the most recent autocratization beginning from 2018. Once hailed as the only liberal democracy in Sub-Saharan Africa, Mauritius recently introduced several regulations that restrict the work of broadcasting companies and journalists, while government media censorship efforts have increased significantly since 2019. The series of actions undermining democracy led to a declassification of Mauritius to electoral autocracy in 2023.»

Sur le plan global, le rapport 2024 démontre que l’autocratisation continue d’être la tendance dominante. Nouveauté cette année, un regard systématique sur les changements de régime plus détaillés grâce à une collaboration internationale impliquant plus de 4 200 universitaires de plus de 180 pays. Leurs travaux indiquent, notamment, que :

  • Le niveau de démocratie dont jouit une personne dans le monde en 2023 est retombé aux niveaux de 1985 ; selon les moyennes par pays, il est revenu à 1998.

  • Depuis 2009 – presque 15 ans d’affilée – la part de la population mondiale vivant dans des pays en autocratisation a surpassé la part vivant dans des pays en démocratisation.

  • Le monde est presque également divisé entre 91 démocraties et 88 autocraties. - Mais 71 % de la population mondiale – 5,7 milliards de personnes – vivent dans des autocraties – une augmentation par rapport à 48 % il y a dix ans.

  • Les autocraties électorales comptent de loin le plus grand nombre de personnes – 44 % de la population mondiale, soit 3,5 milliards de personnes. En termes de liberté d’expression et d’élections en dégradation, les chercheurs notent:

  • Presque tous les indicateurs (ou caractéristiques) de la démocratie se détériorent dans plus de pays qu’ils ne s’améliorent, comparé à il y a dix ans.

  • La liberté d’expression reste l’indicateur de la démocratie le plus touché et se détériore dans 35 pays en 2023. - Les élections propres sont maintenant le deuxième composant en détérioration – se détériorant dans 23 pays et s’améliorant dans 12. Cette institution centrale de la démocratie était auparavant relativement indemne.

  • La liberté d’association, y compris la société civile, est le troisième facteur le plus en détérioration – 20 pays restreignent ce droit, tandis que seuls trois l’étendent.

  • 29 % de la population mondiale – 2,3 milliards de personnes – vivent dans des démocraties libérales et électorales.

  • Israël sort de la catégorie des démocraties libérales pour la première fois en plus de 50 ans.

  • 60 pays, dont Maurice, organisent des élections nationales cette année. Parmi eux, 31 voient leur niveau de démocratie se dégrader, tandis que seuls trois s’améliorent. Sur ce plan, les chercheurs de V-Dem soulignent que «les élections sont des ‘événements critiques’ qui peuvent soit déclencher une démocratisation, permettre une autocratisation, soit aider à la stabilisation des régimes autocratiques».

En Afrique subsaharienne, la grande majorité des personnes (82 %) résident dans des autocraties électorales et fermées, comme la République démocratique du Congo, l’Éthiopie, la Somalie et le Zimbabwe. Cela en fait la troisième région la plus autocratique au monde. Cependant, 20 % vivent dans les quatre autocraties électorales de la «zone grise» que sont le Bénin, Maurice, le Nigeria et la Sierra Leone. La plupart de ces quatre pays tendent cependant à être qualifiés désormais comme des autocraties. Pendant ce temps, 18 % vivent dans des démocraties électorales telles que le Ghana et l’Afrique du Sud, parmi lesquelles 6 % se trouvent dans trois démocraties électorales de la «zone grise»: le Botswana, le Kenya et la Zambie. Les Seychelles restent la seule démocratie libérale de la région. Quatre pays de la région ont perdu le statut de démocratie libérale au cours de la dernière décennie: l’Afrique du Sud en 2013, Maurice en 2014, le Ghana en 2015 et le Botswana en 2021. Quatre pays de cette région ont également changé de type de régime en 2023. Trois d’entre eux – le Niger, Maurice et la Sierra Leone – sont passés de la démocratie électorale à l’autocratie électorale, et un, le Burkina Faso, de l’autocratie électorale à l’autocratie fermée.

Chaque composant de la démocratie est mesuré avec un indice qui agrège jusqu’à 20 indicateurs individuels. Ces indicateurs individuels capturent des aspects spécifiques des principes démocratiques fondamentaux. Avec les données V-Dem, nous pouvons approfondir ces détails et fournir une image plus nuancée.

Sur les 20 indicateurs qui ont le plus décliné dans la plupart des pays au cours des dix dernières années, on observe une tendance croissante de menaces contre la liberté d’expression, des élections libres et équitables, et les organisations de la société civile. La liste des indicateurs témoigne également d’une détérioration de l’espace de délibération et d’une érosion de l’État de droit, se manifestant par un «agrandissement exécutif».

Le harcèlement des journalistes augmente dans 36 pays, par exemple l’Algérie, la Hongrie et la Pologne. Le biais médiatique, ou la discrimination des partis d’opposition et des candidats en faveur des gouvernements en place, se détériore dans 26 pays. Le Nicaragua, l’Afrique du Sud et le Pakistan sont des exemples de pays où le biais médiatique devient de plus en plus courant et sape les institutions démocratiques.

La liberté d’expression signifie un espace ouvert non seulement pour les médias, mais aussi pour les sociétés dans leur ensemble. L’expression académique et culturelle est en déclin dans 39 pays. La Russie et les Philippines figurent parmi les pays où ce forum pour «dire la vérité au pouvoir» décline le plus. La liberté de discussion pour les femmes et les hommes diminue respectivement dans 33 et 31 pays. Pour les femmes, cette liberté a notablement diminué en Indonésie, tandis que pour les hommes, en Tadjikistan et au Yémen, pour ne nommer que quelques exemples.

À noter que la qualité des élections se détériore désormais dans le monde entier. Les données montrent que 35 pays sont en régression sur l’indicateur d’élections libres et équitables. C’est une augmentation substantielle par rapport aux 30 pays dans le Rapport sur la Démocratie de l’année dernière, et en 2019, le nombre n’était que de 16. L’autonomie du Corps de Gestion des Élections (EMB) est attaquée par les gouvernements dans 24 pays – une augmentation substantielle par rapport à l’année dernière. Ces chiffres démontrent que les élections démocratiques sont maintenant de plus en plus sapées par les gouvernements. Le Bangladesh, l’Égypte et le Venezuela sont des exemples de pays où les dernières élections tenues étaient nettement moins libres et équitables qu’auparavant.


**Une glissade en quatre actes… **

…si on ajoute celui de 2024. Voici un rappel des trois précédents rapports sur lesquels nous avons sonné alerte, mais apparemment en vain.

ACTE I. C’est en avril 2021 que l’opinion internationale prend conscience du sérieux fait que l’ancien élève-modèle de l’Afrique qu’était Maurice n’est plus une référence en matière démocratique. Coupant dans le vif, le V-Dem Report des Suédois, reposant sur des données empiriques, classe désormais Maurice dans la liste des Top 10 «Autocratising Countries» (nous passons de «Liberal Democracy» à «Electoral Democracy»). En jargon plus simple, nous sommes perçus par ceux qui font des études comparatives sur les différents systèmes démocratiques de par le monde comme étant un pays qui ne fait qu’organiser des élections tous les cinq ans, avec peu ou prou d’institutions indépendantes, capables d’assurer les «checks and balances» critiques au fonctionnement d’une démocratie au jour le jour. «Blatant examples are Parliament, non-respect of political opponents, an ineffectual state, non-independent anticorruption bodies, function of the central bank and the list goes on (…) as a matter of fact, Mauritius has registered a 0,23 drop in the last decade – an important swing», explique l’un des Democracy Scholars qui suivent notre pays de près, surtout depuis qu’on avait raflé la première place au tableau de Mo Ibrahim en Afrique (il y a une quinzaine d’années).

ACTE II.Le rapport de V-Dem, publié en mars 2022, relève qu’il y a 15 pays qui se démocratisent et 32 qui s’autocratisent. Madagascar, Malawi, Seychelles et Gambie sont les seuls quatre pays en Afrique subsaharienne qui ont connu des gains démocratiques. Fait notable : plus du double – 11 pays de la région – a régressé par rapport à 2011 : Bénin, Botswana, Burundi, Comores, Ghana, Côte d’Ivoire, Mali, Maurice, Mozambique, Tanzanie et Zambie. Donc, au lieu de prendre le carton rouge de V-Dem, brandi en avril 2021, en considération, le régime de Pravind Jugnauth continue de faire du tort à l’état de notre démocratie, notamment en refusant de nous donner une Freedom of Information Act, une télévision libre et privée, une réforme électorale pour se débarrasser des critères ethniques, qui nous retiennent en arrière. À la place, nous avons une armée de chatwas, qui pullulent dans nos ministères, corps parapublics, compagnies publiques, ambassades, aux frais des contribuables. Et qui applaudissent Pravind Jugnauth matin, midi et soir. Les avancées démocratiques des derniers 30 ans sont aujourd’hui anéanties. Le nombre de «démocraties libérales» a chuté à 34 en 2021, soit le plus faible nombre depuis 26 ans, alors que les autocraties sont passées de 25 à 30 entre 2020-2021. L’autocratie électorale reste le régime le plus répandu dans le monde – 60 pays. Ces autocraties abritent désormais 70 % de la population mondiale, soit 5,4 milliards de personnes. Un nombre record de 35 États souffrent de sérieux déficits en termes de liberté d’expression aux mains des gouvernements. Il y a dix ans, il n’y en avait que cinq. Autre tendance inquiétante : l’autonomie des organes de gestion électorale a été sapée de manière continue par les gouvernements qui placent des «yes men», qui caressent les dirigeants dans le sens du poil. Le rapport 2022 de V-Dem (téléchargeable en suivant le lien https://v-dem.net/media/publications/dr_2022. pdf) est publié alors que le monde fait face à une guerre en Europe provoquée par un autocrate, et au retour de l’armée qui fait des coups d’État en Afrique. Le monde connaît de nouveaux sommets d’autocratisation et Maurice n’est pas en reste. Le déclin de la démocratie au cours de la dernière décennie reste donc un phénomène aussi mauricien que mondial. La vague d’autocratisation, qui s’intensifie, souligne la nécessité de nouvelles initiatives pour défendre la démocratie au-delà des partis politiques traditionnels.

ACTE III. L’an dernier, en mars 2023, les Suédois de V-Dem tirent une nouvelle fois la sonnette d’alarme sur le triste cas mauricien. Notre pays qui s’enfonce n’est durablement plus perçu comme une «full democracy». Au contraire, nous sommes classés parmi les plus rapides autocratisers. Maurice n’est plus une référence, en raison de notre cohabitation pacifique et de notre PIB qui reposait sur une courbe ascendante. Mais sous le vernis, le pays morcelé par des forces occultes craquait. Certes, on pouvait encore cocher les bonnes cases sans pour autant répondre aux questions soulevées – en d’autres mots, les questions et les (minces) possibilités de réponse étaient rédigées de telle sorte qu’on pouvait facilement passer à côté de la plaque. Par exemple, pour la question 2 de la section Electoral Process and Pluralism d’un sondage qui se lisait, «Are elections for the national legislature and head of government fair?», on n’avait que trois choix, «no major irregularities» – 1 point ; ou «no significant irregularities» – 0,5 point ; ou encore «major irregularities (intimidation, fraud)» – 0 point. Il y avait en tout 60 questions – toutes avec des options de réponse limitées et strictement quantitatives. Et c’est là le problème principal : on s’est endormi sur nos lauriers et on se croyait à l’abri d’un renversement de situation. Aujourd’hui, alors que nous célébrons nos 56 ans d’Indépendance, face au reflet que nous renvoie V-Dem, Reporters Sans Frontières et… l’Institut international pour la démocratie et l’assistance électorale (IDEA, une organisation internationale regroupant 34 États, dont Maurice), nous n’avons pas d’autre choix que de reprendre notre destin en main, si on veut sortir du groupe des Top 10 Autocratisers. Il n’y a pas 10 000 solutions: il faut regrouper tous les démocrates du pays pour venir à bout de «la mafia» (pour reprendre le terme de Pravind Jugnauth) qui contrôle nos institutions de manière autocratique. Il faut un renouveau ou une «refondation» de la politique – de la gouvernance surtout. La tentative de piétiner la séparation des pouvoirs par le commissaire de police est un autre mauvais signal. L’indépendance du DPP, déjà menacée par le Prosecution Commission Bill de sinistre mémoire (tué dans l’œuf par Xavier-Luc Duval), doit demeurer au-delà de la mêlée politicienne. La cheffe juge a donné le bon ton et remis les choses dans une juste perspective. La Cour suprême demeure un rempart contre l’autocratie, en attendant que les autres institutions retrouvent leur indépendance. Mais la naissance de la FCC risque de mettre le bureau du DPP en péril.