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Éclairage

Industrie de substitution : défendre un pilier oublié de la souveraineté économique

15 avril 2025, 06:00

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Industrie de substitution : défendre un pilier oublié de la souveraineté économique

Alors que Maurice repense son modèle économique post-pandémie, dans un monde marqué par des tensions géopolitiques croissantes et une instabilité des chaînes d’approvisionnement, l’étude de la firme StraConsult d’Amedée Darga, présentée lors de la 30e assemblée générale de l’Association of Mauritian Manufacturers (AMM) lundi, remet au premier plan une réalité stratégique trop souvent marginalisée: le rôle central des Domestic Oriented Manufacturing Enterprises (DOME) dans la création de valeur locale, la réduction de la dépendance aux importations et la résilience économique.

Avec une valeur ajoutée de Rs 50,4 milliards en 2023 – représentant 7,4 % du PIB – et près de 40 000 emplois directs, les DOME ne sont pas de simples rouages de la chaîne industrielle. Elles constituent un rempart contre la vulnérabilité structurelle liée à l’importation massive de biens de consommation, dans un pays dont la balance commerciale reste structurellement déficitaire. Pourtant, ce secteur, né dans le sillage de l’Indépendance, évolue aujourd’hui en marge des priorités économiques, miné par l’absence d’une politique industrielle claire, un soutien institutionnel fragmentaire et une concurrence internationale parfois jugée déloyale.

L’étude offre un mérite indéniable : objectiver l’apport concret des DOME dans l’économie nationale. Au-delà de leur contribution au PIB et à l’emploi, elles permettent au pays d’économiser plusieurs milliards de roupies en devises, en substituant efficacement certains produits importés. Ce rôle de «substitut d’importations» devient crucial dans le contexte d’un pays où plus de 80 % de la consommation est importée. Soutenir une industrie locale orientée vers la demande domestique n’est donc pas seulement souhaitable ; c’est devenu une nécessité stratégique.

Dans un monde post-Covid, où les ruptures d’approvisionnement ont montré les limites de la mondialisation non régulée, les économies insulaires comme Maurice doivent repenser leurs leviers d’autonomie productive. Les DOME offrent une réponse concrète à cette exigence. Pourtant, elles évoluent dans un environnement où les obstacles sont nombreux, identifiés clairement dans l’étude.

Le premier défi est la concurrence déloyale des importations. Les produits étrangers, souvent moins chers et répondant à des normes moins contraignantes, inondent le marché local. L’absence de mécanismes antidumping effectifs et de contrôle qualité rigoureux crée un désavantage compétitif réel pour les producteurs locaux. Le deuxième frein est l’accès limité au financement. Les banques commerciales, orientées vers des logiques de rentabilité à court terme, rechignent à financer des projets manufacturiers domestiques, jugés moins rentables que ceux tournés vers l’exportation. Le manque de garanties, la perception de risque élevé et l’inexistence d’un système de crédit-assurance étouffent les capacités d’investissement du secteur. Troisièmement, le manque de main-d’œuvre qualifiée handicape la montée en gamme. Le déficit de compétences techniques, conjugué à une faible productivité et à des coûts salariaux en hausse, freine l’adoption de procédés modernes et l’innovation. Enfin, la quasi-absence de financement pour la recherche et le développement (R&D) limite les possibilités d’industrialisation intelligente.

Face à ce constat, l’étude propose une série de mesures articulées autour d’un nouveau contrat industriel. Parmi celles-ci figurent : la mise en place d’un cadre anti-dumping, l’introduction d’incitations fiscales à l’innovation et l’alignement du taux d’imposition des DOME à 3 %, comme c’est le cas pour les entreprises tournées vers l’exportation (EOE). Elle appelle aussi à un repositionnement stratégique de la Development Bank of Mauritius, en lui confiant un rôle structurant de financeur des DOME. Et suggère un schéma de financement allant jusqu’à 80 % des projets, sans exigence de garanties, à taux concessionnaires. Cette orientation rappelle l’approche proactive des années 1980-90, où l’État jouait un rôle central dans le développement industriel.

Par ailleurs, l’étude préconise un soutien massif au R&D, avec un financement à hauteur de 75 % des projets innovants, mobilisant à la fois l’expertise locale et internationale. Cette mesure est présentée comme un levier décisif pour favoriser l’émergence d’une industrie 4.0 mauricienne, fondée sur le savoir-faire national. En complément, elle recommande une déduction fiscale totale pour les investissements en capital réalisés par les angel investors ou fonds de capital risque dans les DOME. Cette mesure vise à orienter l’épargne privée vers l’économie réelle et à soutenir la création d’entreprises industrielles innovantes.

La digitalisation et l’automatisation, elles aussi, sont perçues comme des piliers incontournables. L’adoption de technologies numériques – intelligence artificielle, robotique, objets connectés – devient urgente pour améliorer la productivité, garantir la traçabilité et répondre aux standards internationaux. Les DOME doivent pouvoir accéder à ces outils pour assurer leur transformation et leur compétitivité à moyen terme.

Pacte productif national

Ce débat dépasse largement le cadre d’un simple soutien sectoriel. Il renvoie à une réflexion de fond sur la place de l’industrie dans l’économie mauricienne. Depuis deux décennies, les priorités économiques se sont recentrées sur les services, notamment financiers et touristiques, au détriment d’un pacte productif national. Cette réorientation a fragilisé la base manufacturière. Or, sans tissu industriel solide, la souveraineté économique reste un mirage.

Il ne s’agit pas de plaider pour un retour à l’industrialisation extensive d’hier, mais d’imaginer une industrie intelligente, verte, inclusive, capable de répondre à la demande locale, d’exporter des niches à haute valeur ajoutée et de générer des emplois décents. Dans cette perspective, les DOME peuvent devenir un moteur de la nouvelle trajectoire mauricienne, à condition d’un alignement stratégique entre le secteur privé, les institutions publiques et une vision industrielle à long terme.

Il est d’ailleurs révélateur que le président sortant de l’AMM, Lawrence Wong, ait annoncé que le prochain Budget Memorandum, en préparation, portera sur une refondation industrielle articulée autour de quatre axes : la souveraineté industrielle, la valorisation du label Made in Moris, l’internationalisation ciblée dans la région et la transition vers une économie circulaire. L’objectif affiché est ambitieux : faire passer la contribution directe de l’industrie au PIB de 12,3 % en 2024 à 15 % en 2029, via une attractivité accrue des investissements. En 2024, l’industrie n’a attiré que 4 % des investissements totaux du pays, loin des Rs 171 milliards investis globalement. Selon l’AMM, un objectif réaliste serait d’attirer entre Rs 20 et 30 milliards d’investissements annuels dans le secteur manufacturier.

C’est bien là la finalité de cette étude : relancer un débat national sur le rôle structurant des DOME dans la souveraineté économique de Maurice. Non comme des acteurs secondaires, mais comme des leviers essentiels de sécurité économique, d’emplois durables et d’aménagement équilibré du territoire. Si les recommandations formulées sont mises en œuvre avec cohérence et volonté politique, Maurice pourra rétablir sa base industrielle, réduire sa dépendance externe, et poser les fondations d’une croissance plus résiliente, autonome et inclusive.