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Des Temps pour une vie
À vous tous présents aujourd’hui ici, pour votre plein d’esprit et de cœur, BONSOIR.
Dans l’écriture de ce livre, je me suis imposé le devoir, le seul, non seulement celui de cerner le caractère de mon père Rajoo mais surtout de le conjuguer comme il se doit en tributaire aux modes de gouvernance de notre pays d’alors, lesquels d’ailleurs se chiffraient au nombre de trois chacun en sa spécifité remarquable.
Mon père est né à Curepipe en 1906, s’est joint à l’école à neuf ans en petit below, l’a quittée en troisième à douze ans suite à la mort de son père pour se faire embaucher immédiatement après comme boy auprès d’une famille blanche et vécut jusqu’à l’âge de soixante-dix ans bien planté dans les milieux populaires.
Bien qu’il ait eu à la façon de tout son quartier à se démener à contribuer à trouver de pain pour sa famille et lutter pour ne pas chuter sur le vaste sol du chômage, sa vie s’est surtout distinguée par sa marque exceptionnelle de fractures. En 1925, son mode de vie s’affichait fort différent à celui des années précédentes. Il en fut de même en 1928, 1930 et ainsi de suite jusqu’à la fin de ses jours. Une telle accoutumance aux fractures découlait de son besoin irrépressible et naturel de chercher et d’obtenir toujours de plus d’autonomie.
Je vais vous en citer un seul exemple. En 1925, alors que son employeur s’apprêtait à lui donner des coups pour la première fois, il a fait mieux que se défendre. Il agressa cet employeur au moyen d’une tige d’eucalyptus, de son esprit déchaîné et de par sa charpente travaillée par la rudesse de travail pour le laisser presque sans vie sur le sol. Il a alors quitté le lieu pour se cacher pendant un bon bout de temps avant de se trouver un emploi dans une entreprise héteroclite d’une banlieue de Curepipe. Là, il a appris entre autres le mécanique et l’électricité du moteur.
Le tout de sa vie de soixante-dix ans, il l’a passé à Curepipe, au cœur d’un des deux centres de la région, celui de Curepipe Road, question de ne pas s’éloigner des opportunités pour de l’emploi et de la scolarité.
De 1900 à 1910, à l’époque de sa naissance la vie du pays a été le théâtre de grands bouleversements. L’insalubrité en les débuts de 1850 n’a fait que croître sans trève jusqu’au milieu des 20eme siècle en termes de maladies et épidémies à faire payer au prix fort les humbles auxquels appartenait le quartier de la famille de mon père. Pour ne pas être en reste, le chômage et la malnutrition se présentaient non pas sévères mais plutôt féroces de sorte que la population entre 1900 et 1910 du pays, en fait exceptionnel sous la colonisation britannique, décroissait. Une fois de plus, les milieux populaires en payaient le prix. La famille de mon père perdit en cette époque à brève échéance au moins trois de ses membres.
Il y a eu aussi en la même époque l’apogée de la confrontation politique mettant aux prises les Créoles de Couleur aux Blancs. Ces Créoles de Couleur situés dans la lignée d’un personnage charismatique au nom de Remy Ollier ont été battus en 1911 de façon absolue pour tomber ensuite dans l’agonie que certains ont refusé de reconnaitre comme telle et ce pour les besoins de leur amour-propre.
À ces évènements d’envergure, ni mon père, ni sa famille, ni les milieux populaires auxquels mon père appartenait n’était d’esprit à entretenir la moindre conscience. Tous vivaient et percevaient la vie comme copie naturelle de la vie de leurs ascendants. Ils vivaient alors en soumission absolue à l’insuffisance brutale de leur besoins humains fondamentaux.
Cette époque de 1900 à 1910 se situait dans le grand courant des faits s’échelonnant du 19eme siècle jusqu’ à 1948
Quand les aïeuls de mon père sont arrivés de l’Inde en 1858, le moment était propice pour un certain âge d’or des Blancs, les établissements sucriers d’alors broyant la canne s’élevaient au nombre record de 259. En plus, les Blancs abusaient comme jamais de leur pouvoir au détriment du gouvernement et aussi, comme attendu largement dans l’exploitation de l’insensibilité de leurs employés. La perception par les classes populaires du pouvoir des Blancs, les aïeuls de mon père l’ont transmise à mes grands parents et à mon père. Ainsi mon père a vécu son sens du pouvoir exceptionnel des Blancs toute sa vie sauf à partir de 1948.
Au milieu de ses peines aigües, diverses et durables mon père a éprouvé le grand bonheur en 1948, à partir des résultats des élections générales de 1948. Il vivait alors en révolution que les Noirs allaient participer en présence du gouverneur et dans la même pièce à côté des Blancs aux décisions sur la gouvernance du pays.
En 1949, au milieu de ses peines diverses, aigües et durables, alors que le nombre de ses enfants se chiffrait à neuf fils, il se demandait, en tant que chauffeur de taxi, si son fils ainé, Renga, allait pouvoir réussir aux examens de la sixième, obstacle révélé insurmontable jusque – là pour ses proches et ses amis et camarades de son quartier.
Aux fins des années 1950, il se portait légèrement névrotique, ses agissements se manifestant quelque peu irréguliers. Mais il ne perdait rien de sa confiance en la valeur de l’application au travail.
En 1960, il a découvert un peu par naïveté que les plus âgés de ses enfants s’étaient investis de succès académiques bien au-delà de ses rêves. Il comprit en son bonheur particulier que ses enfants ne seraient pas asservis en travailleurs manuels aux gages insultants et punitifs. Du coup les peines l’ont délaissé. Il a pu s’acheter en 1967 une maison de classe en quartier huppé. Il pouvait poursuivre sa vie en deux demeures, celle de sa maison et celle de la place des taxis où il était devenu une référence.
En 1976, il mourut d’un infarctus diagnostiqué trop tard.
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