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Éditorial
Au-delà des drapeaux, quelle nation bâtissons-nous ?
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Éditorial
Au-delà des drapeaux, quelle nation bâtissons-nous ?
L’indépendance. Un mot qui résonne comme une promesse, une conquête, une émancipation. Pourtant, 57 ans après, que reste-t-il de cette liberté tant proclamée ? Si le concept de souveraineté suppose l’affranchissement de toute domination, peut-on encore parler d’indépendance dans un monde où nos décisions économiques, diplomatiques et sociétales sont dictées par des puissances extérieures, des institutions financières internationales et des dynamiques globales qui nous dépassent ?
Maurice a voté pour son indépendance en 1967, mais ce choix ne s’est pas fait dans une tempête révolutionnaire. Il s’est inscrit dans un mouvement plus large de décolonisation, une concession britannique face à une Europe affaiblie par ses propres conflits. La question qui demeure, aujourd’hui, est de savoir si cette indépendance est toujours une réalité, ou si elle est devenue une simple façade, un symbole vidé de sa substance.
Les États modernes évoluent dans un système mondialisé où les interdépendances façonnent leur destin. Maurice n’échappe pas à cette règle. Nos hôtels survivraient-ils sans le tourisme européen ? Notre secteur offshore tiendrait-il sans l’Inde ? Notre industrie textile existerait-elle sans l’AGOA et le marché américain ?
L’illusion d’une autonomie totale s’effrite sous le poids des réalités économiques et géopolitiques. À l’ère du capitalisme mondialisé, de l’essor des géants du numérique, de l’intelligence artificielle qui dépasse de loin le QI d’Albert Einstein, et des recompositions stratégiques, la notion d’État-nation souverain paraît presque anachronique. L’indépendance, si elle existe encore, ne peut être que relative.
L’indépendance d’un État ne se mesure pas uniquement à sa souveraineté politique et économique. Elle se jauge aussi à la liberté de ses institutions, à la séparation des pouvoirs, à la capacité de ses citoyens à se gouverner eux-mêmes.
Or, la réalité mauricienne est bien différente du récit officiel. Dans les discours, on prône l’indépendance de la police, de la justice, de la presse. Dans les faits, ces institutions sont souvent instrumentalisées, affaiblies, soumises à des influences partisanes.
Les derniers Democracy Reports, publiés par l’institut suédois V-Dem, dressent un tableau inquiétant de cette érosion démocratique. Maurice, jadis perçue comme un modèle de stabilité en Afrique, glisse progressivement vers un régime où les contre-pouvoirs s’amenuisent, où les décisions clés sont prises dans l’opacité, où la méritocratie cède la place aux allégeances politiques.
L’indépendance ne se décrète pas. Elle se protège. Elle s’entretient. Elle se vit dans chaque espace démocratique, chaque institution, chaque voix qui ose s’élever contre la dérive despotique.
L’indépendance, après tout, ne devrait-elle pas se traduire par la construction d’une identité nationale forte, unie, tournée vers l’avenir ?
Si Maurice a réussi à bâtir une économie résiliente, à attirer plus d’un million de touristes par an et à s’exporter comme un exemple de développement dans la région, elle reste enfermée dans un modèle social hérité du colonialisme. L’archipel est une mosaïque de cultures, certes, mais une mosaïque cloisonnée, segmentée en silos ethniques et religieux qui empêchent l’émergence d’un véritable mauricianisme.
Là où d’autres nations ont transformé leur diversité en force, Maurice peine à dépasser les clivages identitaires. Le Best Loser System (BLS), vestige de la logique coloniale de «diviser pour mieux régner», en est le plus bel exemple. Tant que ce système persiste, tant que les allégeances socioculturelles primeront sur les compétences, la méritocratie restera une illusion, et l’unité nationale un vœu pieux. La promesse de l’abolition du BLS par Navin Ramgoolam est un espoir de renouveau, surtout si les lobbies sectaires sont minimisés.
Ironie du sort : c’est souvent à l’étranger que le mauricianisme s’exprime le mieux. Là où les fils et filles de l’île, expatriés, oublient leurs appartenances communautaires pour ne devenir qu’une seule et même entité : Mauriciens avant tout. Faudrait-il donc importer cette mentalité au pays, et exporter ceux qui entretiennent la division ?
L’histoire de Maurice est celle d’un carrefour des civilisations, une terre façonnée par les vagues de migrations, de conflits et d’influences extérieures. Des navigateurs arabes aux puissances européennes, en passant par les luttes entre l’Inde et la Chine pour la suprématie économique dans l’océan Indien, Maurice a toujours été un enjeu stratégique convoité.
Mais alors que nous célébrons l’Indépendance, une réalité s’impose : nous sommes toujours prisonniers de dynasties politiques, de patronages sectaires et d’une élite qui résiste à toute réforme du système électoral et démocratique.
En comparaison avec Singapour, modèle auquel nous aimons tant nous comparer, Maurice est en retard. Pas en infrastructures ou en croissance économique, mais dans sa capacité à transcender les appartenances ethniques et à imposer une gouvernance fondée sur l’excellence et l’intégrité.
Derrière les célébrations officielles, les feux d’artifice et les discours bien rodés, une question persiste : que fêtons-nous vraiment ?
Si l’indépendance était le point de départ d’une nation, avons-nous vraiment avancé sur la route qui devait nous mener vers une société juste, équitable, affranchie de ses divisions internes ?
Depuis sa création en 1963, l’express a porté ces aspirations : l’indépendance, le développement national, le mauricianisme. 57 ans plus tard, ces combats restent plus actuels que jamais.
Alors, pouvons-nous réécrire notre histoire ? Dépasser les silos ethniques qui nous freinent ? Prioriser une vraie interculturalité plutôt que de s’accrocher à un multiculturalisme de façade ?
Ainsi continue la saga mauricienne, tiraillée entre son passé et son avenir, entre l’espoir d’une véritable indépendance et la crainte de voir ce rêve s’évanouir dans les méandres de ses propres contradictions.
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