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Jean Gervais Lamarque, charpentier de marine

Le vieil homme et la mer

30 juin 2024, 22:00

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Le vieil homme et la mer

Gervais dans son atelier

De son père Moïse – décédé en 1984 – qui lui a ouvert la mer pour lui révéler tous ses secrets et qui lui appris à construire des bateaux ; de sa foi acquise pendant qu’un pasteur de l’Assemblée de Dieu prêche sur l’Arche de Noé et qui l’a façonné à vivre dans la tolérance, le respect des autres et de la nature, Jean Gervais Lamarque est devenu une figure incontournable dans le milieu de la pêche dans le Sud. Et son chantier, à Cité La Chaux, en face de la mer au Barachois, un véritable lieu mythique pour des rêves de voyages. Son parcours, comme ceux de Claude Narain et de Jimmy Roussel, deux autres enfants de la même région, ne peut que forcer l’admiration.

Il y a de ces coïncidences et de ces correspondances. Un après-midi, Moïse Lamarque prend son fils qui a à peine 8/9 ans et lui dit «nou al ekout la parol de Dieu». Celui-ci ne comprend absolument rien, mais obtempère car la désobéissance n’est pas tolérée au sein de la famille. C’est ainsi que pour la première fois, le petit Gervais se retrouve au sein de l’Assemblée de Dieu. À mesure que le pasteur (dont il a oublié le nom) prêche, une vague de chaleur envahit son corps. Il se sent transporté. Il se souvient surtout du thème du sermon. Le pasteur commente le déluge et la construction de l’Arche de Noé. Dès cet instant, Gervais Lamarque a l’intime conviction qu’il fabriquera des bateaux ; que ce sera sa vocation. Il était aussi loin de penser que bien des années plus tard, en pleine épidémie de Covid-19, un autre Noé allait faire irruption dans sa vie : Marcel Lindsay Noë, pour lui proposer de contribuer à la construction d’une arche écologique : l’E-Explorer. Depuis ce jour, comme habité par la grâce, Gervais commence à vivre autrement et ce, jusqu’à maintenant.

Il est utile de rappeler que le pasteur Cizeron, vers la fin des années 60, commence son œuvre d’évangélisation, procède à des baptêmes à ciel ouvert à Flic-en-Flac provoquant ainsi la frilosité de l’Eglise catholique et des socioculturels. Ce qui lui vaut d’être déclaré persona non grata par le gouvernement d’alors. D’autres prennent la relève et ce n’est qu’après 1982 que Cizeron peut revenir à Maurice quand le gouvernement MMM lève son interdit. C’est ainsi que tous les enfants de Moïse et ceux de Gervais, par la suite, deviennent des fidèles de l’Assemblée de Dieu dont l’église se trouve derrière le CEB de Mahébourg. «Toute notre famille est croyante. Nous vivons autrement ; dans le respect des autres. Notre quartier ici n’a pas été contaminé par la drogue. Nous veillons au grain. C’est ainsi que j’ai élevé mes enfants», dit Gervais. Il se flatte d’ailleurs que tout son clan habite et gravite autour de lui à Cité La Chaux.

gervais et son pere.jpg Gervais avec son père Moïse et sa mère Elizabeth.

Sortir par le haut

De toute évidence, Cité La Chaux tire son nom de la rivière La Chaux de Grand-Port et comme toutes les cités de l’époque, cultive une mauvaise réputation d’où il est impossible de s’en sortir. Du moins, on s’en sort par le bas en direction de l’hôpital ou la prison avec des trous dans les veines. D’aucuns parlent de fatalité de la géographie et de la naissance. D’autres croient dur comme fer qu’avec de la persévérance et des efforts, on peut s’en extraire ; malgré tous les obstacles.

gervais et michel.jpg Gervais aux côtés de Philippe Cervello qui avait commandé une pirogue nommée «Espérance».

Gervais Lamarque est de ceux-là ; il est le 4e d’une fratrie de 9 enfants : Georgette, Florence, Maryline, (Gervais), Manuel, Bruno, Alain, Clovis et Marcus. C’est dire qu’il a des neveux et nièces pour constituer deux équipes de rugby. Tous d’une manière ou d’une autre sont connectés à la mer. Gervais lui-même a quatre enfants de son épouse Jacqueline (née Bude) : trois filles et un garçon. Il est grand-père sept fois. Le fils unique adore la mer et travaille au sein des garde-côtes au Chaland. Sa fille Stéphanie est banian à Mahébourg et les deux autres Tabita (mariée, habite près de lui) et Marie (mariée aussi, a émigré avec son mari en Suisse après avoir travaillé pour une entreprise française à Ebène). Gervais fait partie de ceux qui sont sortis du ghetto de La Chaux ; mais en restant sur place. Sans avoir fait des études pour autant.

C’est à l’âge de huit ans environ qu’il cesse de fréquenter l’école primaire de Notre Dame des Anges parce que son père Moïse a un gros problème aux reins, passe une année à l’hôpital et qu’il doit «donner un coup de main à la maison». Il a quatre ans quand le cyclone Carol s’abat sur le pays. Heureusement, Moïse se débrouille pour que toute la famille puisse obtenir des maisons ‘EDC’ du nom de la firme ‘Engineering Design and Construction Company’ qui a alors le contrat pour le relogement des sinistrés.

gervais et michel.jpg Gervais et Marcel Lindsay Noë.

Le grand-père de Gervais est charpentier dans le domaine de la construction. Moïse son père (qui vient de Ville-Noire) devient pêcheur à cause de la proximité de la mer mais va aussi apprendre à construire des bateaux. Et Gervais va, à son tour, apprendre le dur métier de la mer d’abord en se réveillant tous les jours à 3 heures du matin pour mettre le cap sous le Pont de Ferney afin de collecter des sardines rouges à être utilisées comme appâts : «Nous utilisons la voile pour ramasser ces sardines. Puis direction la haute mer pour pêcher. À chaque fois, c’est la pêche miraculeuse. On revient vers midi avec 100 à 200 livres de poisson.» Gervais fait l’apprentissage de la mer. Il apprend d’abord tout sur les poissons et les horaires des marées, les vents, d’où ils soufflent et surtout quand il ne faut pas s’aventurer en mer. Il apprend tout sur une pirogue, ses différentes composantes, sur son maniement, sur le bois utilisé. Son père est un excellent professeur.

jimmy.jpg Jimmy Roussel et Claude Narain, deux enfants de Cité La Chaux

Mais le destin de Gervais Lamarque est tout autre peutêtre parce qu’il possède un don : celui de pouvoir, à partir d’un arbre, déterminer déjà quelles sont les branches qui vont devenir les pièces de sa prochainepirogue. Ce qui lui permet de ne pas couper des arbres : «Il faut respecter la nature. Ne jamais couper des arbres ; utiliser juste ce qu’il faut pour lui permettre de revivre autrement.» Gervais, poète dans l’âme, précise : «Quand des éléments d’un arbre deviennent pirogue, c’est une deuxième vie, une renaissance sur l’eau.» Tout son entourage s’accorde à dire que Gervais Lamarque entretient un sentiment quasi religieux envers la nature. Il avait planté d’ailleurs un arbre sur l’île au Phare (déraciné lors du dernier cyclone) et en mer, il fait très attention aux coraux. Il hurle son indignation quand des skippers utilisent les hélices de leurs hors-bords pour le ‘mouillage’ de leurs bateaux. «Avec ça ils blessent le fond marin.» L’on peut imaginer sa tristesse, sa colère quand le Wakashio est venu s’échouer sur nos côtes, en déversant des tonnes de fioul dans nos lagons provoquant ainsi une véritable marée noire. Il a encore aujourd’hui sa petite idée sur comment l’on aurait pu procéder autrement pour le remorquage de ce navire. *«Ça a été terrible pour tout le monde et plus particulièrement pour toute la communauté des pêcheurs.»*Un véritable cauchemar qu’on ne souhaite pas revivre. «Mon père, dès mon jeune âge, m’a appris à aimer et respecter la mer. Il m’a appris à regarder grandir les coraux. C’est ce que j’ai appris aussi à mes enfants…» Ce sera en quelque sorte son héritage.

À 16 ans, Gervais aborde un tournant important de sa vie. Son père lui donne la possibilité de construire une pirogue. Ce sera sa première, d’une longue série. *«Plus de 300 que j’ai construites depuis et elles sont partout dans la mer dans toutes les régions de l’île.»*Ils vont ensemble dans la forêt pour récupérer le bois et Gervais apprend avec des assemblages savants à en faire une pirogue qui sans voile ne pourra s’élancer sur la mer. Il apprend à couper la voile et aussi à coudre. Avec le temps, le chantier Lamarque sur la route du littoral en direction de Pointe-d’Esny acquiert une belle notoriété. Il est devenu mythique aujourd’hui parce qu’il donne à rêver de régates, d’évasions en mer et de voyages.

jean daniel.jpg Jean-Daniel, le fils de Gervais, qui prendra la relève

Entre la pêche et le chantier de construction, Gervais trouve du temps pour jouer de la guitare et monte un orchestre, Le Flamaband, qui fait danser toute la région sur des chansons de Johnny Halliday, Mike Brant, Frédéric François entre autres. Pour son mariage qui a lieu à l’église Notre Dame des Anges le 16 octobre 1976, lors de la fête à Riche-en-Eau, il anime une bonne partie de la soirée au micro.

Deux autres enfants de Cité La Chaux ont prouvé en fait «qu’en dépit de la pauvreté dans laquelle ils ont grandi, ils peuvent aller plus loin, toujours plus loin», selon Amédée Darga, le préfacier de l’autobiographie de Claude Narain Croire en sa passion… Récit d’une Vie. Ce Claude Regis Narain, habitant de la cité, qui perd son père à l’âge de 8 ans, qui devient le chef de la famille, s’occupant de sa mère et de son frère et dont la maison est complètement détruite par le cyclone Carol en 1960 et qui pendant deux ans vit en sinistré, dans l’ultime pauvreté dans une salle de classe. Mais qui, pour survivre, touche à tous les métiers : maçon, laboureur, coupeur de cannes, plongeur et enfin policier pendant quelques mois et réceptionniste dans un hôtel. À force de persévérer, et animé de la rage de vaincre, il devient au fil des années directeur de plusieurs établissements hôteliers, voyages, rayonne à l’étranger pour devenir une figure incontournable de l’industrie touristique et ainsi assurer notre promotion.

L’autre exemple est celui de Jimmy Roussel, enfant de Cité La Chaux lui aussi, dont le père, comme celui de Gervais, est pêcheur. Très jeune, il quitte l’école et devient pêcheur ; mais vivote pendant des années jusqu’au jour où il se rend compte que son horizon est bouché. Il prend ainsi la décision de s’établir à Rodrigues ; devient éleveur puis pêcheur. C’est sa vocation. Il se marie à une Rodriguaise, Donila, fait deux enfants, construit sa maison avec une annexe qu’il emménage en restaurant de fruits de mer, La Paillote, à Gravier, devenu un lieu incontournable pour les touristes. «Imaginez si j’étais resté à Maurice à Cité La Chaux… Je n’ose l’imaginer», nous racontait-il en mars dernier alors qu’il préparait son poisson grillé. Il y a sûrement d’autres comme lui, soucieux de faire autre chose au lieu d’être amarré à un destin médiocre.

Le fils de Gervais, Jean-Daniel, garde-côte, prendra un jour la relève de son père. Il est né les yeux vers l’horizon et avec le bruit des vagues dans les oreilles. Très tôt, son père lui apprend les rudiments de la pêche, de la voile, des sorties en mer mais l’initie aussi à la construction des pirogues. Amoureux de la mer, Jean-Daniel, le fils unique, va perpétuer la tradition. Il est déjà pêcheur et charpentier à ses heures perdues. Il a le sens de la famille. Marié à Stéphanie, ses deux enfants ont pour noms Moïse (comme son grand-père) et Aaron. Toujours très jeune, Jean-Daniel est formé aussi à la voile par Robert (Bobby) Rault, seul moniteur à Maurice ayant reçu une formation à l’école prestigieuse et mondialement reconnue comme une des meilleures au monde : Les Glénans, en Bretagne. Ce qui lui a permis de participer à des compétitions internationales. Jean-Daniel voyage au gré des compétitions : Réunion, Seychelles, Afrique du Sud, Inde, Dubaï, etc. «Bobby était moniteur de l’ONG Pointe-Jérôme Sailing School lancée il y a plus d’une douzaine d’années par les frères Sénèque, Teddy, Pierre et Hervé. Ces derniers avaient construit à leurs frais une trentaine de bateaux dont des ‘Optimists’ pour les débutants et des ‘Lasers’, pour l’entrée en compétition dès l’âge de 15 ans. Installé au centre de jeunesse de Pointe-Jérôme depuis plusieurs années, le club avait attiré une centaine d’enfants de 8 et 15 ans, qui ne juraient que par la mer… les écartant ainsi des dangers potentiels de la rue. Pour des raisons dites politiques, le club a été contraint de cesser ses activités», confie Marcel Lindsay Noë, homme de la mer du Sud, proche des Lamarque qui, contre vents et marées, se bat pour que reprennent les activités de cette ONG. Pour lui, c’est un véritable parcours du combattant : «Des difficultés aussi surgissent pour avoir une portion de terrain dans les environs même si l’organisation MOL, créée par les armateurs du Wakashio pour venir en aide à ceux qui avaient été affectés par la catastrophe, avait même accepté de financer l’achat de trois conteneurs pour abriter les activités de l’ONG.»

Le combat de Marcel Lindsay Noë va bien au-delà. Il relève de la préservation d’un patrimoine que représente le chantier Lamarque à quelques encablures du Bato Ros (toujours en face de la mer), un monument-hommage à Rémy Ollier (6 octobre 1816-26 janvier 1845), militant infatigable au service des plus démunis, qui pendant sa jeunesse habitait Grand-Port. Un monument représentant un navire arborant fièrement sa voile réalisé par feu Emmanuel Juste pour le compte du Cercle Rémy Ollier et inauguré le 6 octobre 1966 par D. Basant Rai, président du conseil de district du sud à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance. Marcel Lindsay Noë raconte comment SPES a sérumisé le chantier : «Quand le financement fut obtenu, par un généreux don de Monsieur Gaëtan Langlois, fondateur de l’ONG SPES, pour la construction d’un bateau Zéro Pollution, la décision fut prise d’en effectuer la construction sur le chantier de Gervais Lamarque afin de donner du travail à un nombre d’ouvriers au chômage technique... et aussi pour donner vie à ce chantier mythique. La construction dura 6 mois et entre Pierre, Hervé Sénèque et Gervais Lamarque, le rêve devint réalité.»

Et pour l’avenir : «Il faudrait maintenant, trouver du travail pour ce chantier du patrimoine... comme, par exemple, la reconstruction d’une ‘Yole’ comme celle dont s’était servi Mahé de La Bourdonnais quand il effectua la traversée de La Réunion à Maurice en 1723. Il faudrait sérieusement faire revivre les régates de pirogues traditionnelles.»

Enter Philippe Cervello

Il faut dire que pendant la construction de bateau Zéro Pollution, Gervais Lamarque a eu une commande pour une pirogue spéciale venant de Philippe Cervello (ancien patron de Publico) qui, depuis des années, a quitté la ‘civilisation’ pour le Sud afin de devenir un véritable loup de mer et pour qu’il puisse sillonner de temps en temps l’océan afin de «vivre autrement». Philippe Cervello ne cesse de vanter les mérites et les qualités de Gervais Lamarque.«Gervais Lamarque regarde un arbre, imagine une pirogue, la construit, fabrique le gréement et les voiles, équilibre l’ensemble sur l’eau et atteint le Graal. Cet instant magique où l’eau, le bateau, le vent et les voiles chantent en chœur. Et c’est possible parce que les lois de la thermodynamique sont respectées dans l’eau comme dans l’air.»

En fait, il reste pantois devant ce qu’il considère comme la science infuse de son ami Gervais : «Ce qui est remarquable, c’est cette connaissance, d’un bout à l’autre de la chaîne, qui lui a été transmise par son père. Gervais l’a préservée et l’a enrichie. La perfection qu’il recherche pour que la mer s’ouvre et se referme harmonieusement autour du bateau, la ligne de flottaison qu’il trace à terre parce qu’il sait déjà comment flottera la pirogue qu’il lui suffira de regarder naviguer avec les voiles pour savoir comment l’équilibrer.»

Gervais Lamarque est déjà passé à la postérité quand Alix Le Juge, artiste-peintre, dont le père, le capitaine Le Juge, a été l’ami de son père Moïse, lui a consacré un bel ouvrage intitulé Un souffle de l’arbre… la construction d’une pirogue de régates. Des esquisses pour raconter l’histoire d’une pirogue nommée l’Esperance et l’artiste cite volontiers Gervais : «À l’arbre mort, nous redonnons la vie.»