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Situation des librairies

Difficile feuille de route

25 avril 2024, 19:00

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Difficile feuille de route

Les libraires sont unanimes : les auteurs mauriciens peinent à vendre leurs copies.

Dernier chapitre. La Librairie Papyrus à Grand-Baie ayant été déclarée insolvable, la nomination d’un liquidateur provisoire a pris effet le lundi 8 avril. Une fermeture qui traduit dans le concret ce qui est trop souvent déploré : lire est une activité en régression malgré les plaisirs qu’elle procure.

Plus QU’UN papier que l’on froisse. Après 35 ans d’existence. Les remises jusqu’à 70 % proposées fin 2023 annonçaient la couleur. La Librairie Papyrus à Grand-Baie a été déclarée insolvable. La nomination d’un liquidateur provisoire a pris effet le lundi 8 avril. Ce qui nous renvoie au constat consternant : la nette régression de la lecture.

Alors que la journée mondiale du livre a refermé le chapitre le mardi 23 avril, tâtons le pouls de trois librairies. La plus ancienne, les Éditions de l’océan Indien (EOI), les Éditions Le Printemps (ELP) et Bookcourt. À les écouter, elles font figure de résistantes. Prises – pour deux d’entre elles – en étau entre le désamour pour la lecture et les problèmes du marché des manuels scolaire. Dans le système éducatif public et les écoles subventionnées par l’État où les manuels sont gratuits jusqu’en Grade 9.

Comment la librairie fait-elle pour tenir ? Yashvin Hassamal, directeur des EOI, explique que «c’est grâce au scolaire». Cette maison qui existe depuis 1977 a été rachetée par la société Hobbyworld de Yashvin Hassamal en 2016. L’horizon s’est assombri pour les libraires à la suite de la concrétisation d’une promesse électorale de 2019 : l’extension de la gratuité des manuels scolaires pour les Grade 7 à 9 depuis la rentrée 2020. «Nous répétons qu’avec cette mesure, le ministère de l’Éducation est en train de tuer les librairies. Au moins une dizaine d’entre elles ont fermé depuis son entrée en vigueur.»

Évitant le jugement à l’emporte-pièce du «personne ne lit», Yashvin Hassamal tempère. «Les lecteurs représentent un pourcentage très faible de la population à Maurice, entre 20 % et 25 %.»

À l’inverse, beaucoup de Mauriciens souhaitent publier. Parmi ces publications combien rentrent dans leurs frais ? «J’estime le taux à 10 %, ce qui est terrible», indique Yashvin Hassamal. Proposition plusieurs fois présentée : que chaque œuvre d’un auteur mauricien et chaque œuvre publiée à Maurice soit disponible dans toutes les bibliothèques municipales et scolaires. «Cela fait 150 écoles au secondaire et 300 au primaire. Ajoutez les bibliothèques municipales, les Centres de lecture publique et d’animation culturelle (NdlR : une vingtaine). Mais malgré les promesses, cela ne s’est pas concrétisé.»

Le Budget 2021-2022 avait accordé un bon unique de Rs 500 à tous les enfants âgés de 15 à 18 ans pour l’achat de livres. Cette opération n’a pas été reconduite. L’année suivante, le Budget accorde Rs 10 000 à tous les établissements scolaires pour encourager l’achat de livres d’auteurs mauriciens. «Au lieu des Rs 55 000 par an pour l’achat de livres de référence et livres de lecture, avec la liberté pour l’école de choisir quels livres elle souhaite acheter, on a simplement rajusté le budget. Maintenant c’est Rs 40 000 pour les autres livres et Rs 10 000 pour les auteurs mauriciens. Il n’y a pas eu de budget additionnel», maintient Yashvin Hassamal. «Mais on dépense des millions pour un magazine souvenir pour le 94e anniversaire de SAJ», déplore-t-il.

Pour les ELP c’est le marché du livre scolaire pour les établissements du privé qui constitue la colonne vertébrale de ses activités, explique Ahmad Sulliman, le directeur. «Alors que dans le secteur public, des livres étaient toujours manquants avant les vacances du premier trimestre. J’ai eu des coups de fil de parents qui demandaient s’ils pouvaient acheter ces livres qui n’avaient pas encore été distribués gratuitement. Dans le privé, il n’y a pas eu de plaintes.»

En 35 ans d’existence, ELP, qui a commencé à Vacoas, a essaimé à Curepipe et à Port-Louis. Il y a eu des propositions pour s’implanter à Flacq et dans le Sud. Plus récemment, au centre commercial Plaza Boulevard à Rose-Hill ou encore à Tamarin. «L’achat d’un emplacement tourne autour de Rs 70 millions. La location c’est environ Rs 150 000 à Rs 250 000 par mois. Combien d’investisseurs vont ouvrir une librairie à ce taux ? Je salue mes concurrents qui sont présents dans tous les coins de l’île», lance Ahmad Sulliman. Pour lui, «la belle époque est finie». Si les ELP existent toujours, c’est «grâce au soutien de ces parents qui passent l’amour de la lecture à leurs enfants».

Bookcourt fait figure d’exception. Le mois prochain, cela fera un an que la sixième librairie de cette enseigne a ouvert à Tribeca Mall. «Cela fait cinq ans que la librairie à l’aéroport est fermée. Nous attendons que l’appel d’offres soit relancé», rappelle Ginny Lam, directrice de Bookcourt.

Pas de manuels scolaires chez Bookcourt qui existe depuis 27 ans. Mais des livres pour enfants «de 0 à 13 ans, pour les parents qui souhaitent travailler avec les enfants pendant les vacances par exemple», explique la responsable.

Elle souligne que «c’est un métier que l’on fait par passion». Ce qui la rassure c’est que «les gens qui lisent continuent à lire. Depuis le Covid-19, des gens sont revenus à la lecture. La lecture sur papier», souligne-t-elle. Si Bookcourt propose un service de livraison des commandes en ligne, «il n’y a plus de demandes pour la livraison à domicile. Les lecteurs préfèrent se déplacer en librairie».

En sus d’être une librairie, Bookcourt est aussi une papeterie. À Tribeca Mall, une large partie de la surface est consacrée aux accessoires de qualité. «C’est vrai que ce n’est pas donné, mais les gens reviennent vers nous pour la qualité des produits.»


Évolution du prix des livres

Pour Ginny Lam, directrice de Bookcourt, l’après pandémie de Covid-19 a sévèrement grippé le prix des livres. Effet conjugué de l’augmentation du fret, «qui a doublé, voire triplé», des trajets par bateau, «qui sont plus longs à cause de la guerre en Ukraine» et de la hausse du prix du papier. «On ne sait pas quel sera l’avenir du livre.»

Ahmad Sulliman des ELP s’appuie, lui, sur ses réseaux et surtout ses talents de négociant. «En France, la moyenne est à 20 euros (environ Rs 998). Les Guillaume Mussaud et Amélie Nothomb sont à 22 euros (environ Rs 1 097).» Sa fierté c’est de «vendre moins cher qu’en France». Quel est ce tour de passe-passe ? «Il n’y a pas de magie. Tout est une question de négociations.» Avec des maisons d’éditions comme Hodder & Stoughton, filiale britannique de Hachette, Penguin/Random House, «qui cassent les prix, surtout si vous êtes un bon client», affirme-t-il. Il s’est rapproché du réseau Interforum «pour les livres qui concernent Maurice», a un partenariat avec Gallimard pour le service auteurs mauriciens. Sans oublier les Éditions Philippe Rey – éditeur aux origines mauriciennes – qui a publié le Goncourt 2021, «La plus secrète mémoire des hommes» de Mohamed Mbougar Sarr. «Je n’ai pas à me plaindre du prix des livres», affirme Ahmad Sulliman.

Best-seller du pauvre

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Trois libraires sont unanimes. La bonne vente du moment est «Résister» de Satyajit Boolell, lancé le 15 mars dernier.

Pour qu’un auteur mauricien prétende au titre de best-seller, c’est «2 000 à 3 000 copies écoulées en un an», indique Yashvin Hassamal. Résister de Satyajit Boolell, publié par Pamplemousses Editions, «est en passe d’être un best-seller». De mémoire, il cite Provisional Charges: The Untold Human Stories de Touria Prayag, paru en 2016. Ou encore Forensics in paradise du Dr Satish Boolell paru en 2016, comme des best-sellers made in Mauritius.

Ginny Lam cite Lalang pena lezo 1000 expressions et idiomes créoles de Jacques Maunick. Sorti en 2017, l’ouvrage en est à sa sixième réédition. Chez Bookcourt, les guides touristiques sur Maurice figurent également parmi les meilleures ventes. «Pour le reste, ce n’est pas évident.» Question chiffre, comme le «marché est petit, vendre 500 exemplaires en un an», c’est une bonne vente.

Ahmad Sulliman avoue sans détour qu’il a «honte» de parler de 500 copies vendues en un an comme d’un best-seller. «Parfois même avec ce tirage, je m’assois dessus.» Les ventes à 3 000 exemplaires se sont raréfiées. «On met deux ans à vendre 500 copies.» Dans son catalogue, il y a une demande pour les livres qui parlent de l’histoire de Maurice, comme des ouvrages de Jean Claude de l’Estrac. «Prenez L’an prochain à Diego Garcia (NdlR : paru en 2011). Comme c’est toujours dans l’actualité, il y a une demande.» Résister de Satyajit Boolell est également une bonne vente aux ELP.


Auteurs mauriciens, la galère

Pour les auteurs mauriciens, «c’est beaucoup plus compliqué» de déclencher l’acte d’achat. Actualité littéraire oblige, ils se retrouvent face au dernier livre-événement de Salman Rushdie, Knife: Meditations after an attempted murder, sorti le 16 avril. Ou encore le nouveau Robin Sharma : The wealth money can’t buy sorti le 9 avril. «Il y a des demandes pour savoir quand est-ce que nous recevrons ces livres», dit Yashvin Hassamal. «Les lecteurs cherchent des histoires avec du masala alors qu’il y a aussi d’autres livres qui parlent de la richesse culturelle, historique de notre pays mais qui ne trouvent pas un public.» Par exemple, EOI a publié, en février, Tradisionel ek Modern Vokabiler kiliner kreol ek lakwizinn klasik morien/Traditionnelle et Moderne Vocabulaire culinaire créole et la cuisine mauricienne du chef Noël Chelvan.

Ginny Lam abonde dans ce sens. S’il y a beaucoup d’auteurs, «il n’y a pas un système pour les conseiller, leur dire si leur livre va se vendre ou pas». Être un auteur mauricien publié à l’étranger n’est pas une garantie d’être un succès de librairie. «Certains écrivains publient chez un petit éditeur. C’est difficile pour nous libraires de faire venir le livre. Cette logistique a un coût.»

Aux ELP, les activités d’édition d’auteurs mauriciens se sont considérablement réduites, explique Ahmad Sulliman. «Quand je publie, c’est à compte d’auteur. J’ai plus un rôle d’imprimeur et de conseiller pour guider les aspirants auteurs. Sinon les publications me restent sur les bras.» Budget minimum de départ pour un auteur en herbe : «Rs 50 000, pour tirer entre 200 et 500 copies dépendant du format.»

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Pour Ahmad Sulliman des Éditions Le Printemps, «la belle époque est finie».


Que lisent les Mauriciens ?

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Cela fera un an le mois prochain que Bookcourt a ouvert sa sixième librairie à Tribeca Mall.

Ce qui se vend le mieux chez Bookcourt, ce sont les romans, la fiction, les biographies (comme Becoming de Michelle Obama). Les ouvrages de la section Mind, Body, Spirit ou encore du self-help.

Aux ELP, les livres les plus prisés par le jeune public sont ceux dont on parle sur TikTok, affirme Ahmad Sulliman. «J’ai déjà commandé 500 jusqu’à 1 000 copies par avion pour cette catégorie de livres.» Il y a eu le phénomène Colleen Hoover. Une tendance se dessine autour du manga Mashle qui parle de magie, de force physique et de… choux à la crème. «Contrairement à ce que l’on croit, les jeunes lisent plus en anglais», ajoute le libraire.


Foire et festival, free only

Bookcourt est présent dans les festivals du livre quand c’est gratuit, précise Ginny Lam. C’est-à-dire quand la librairie n’a pas de frais de location de l’emplacement, de la marquise etc. «Sinon, combien de livres faudra-t-il vendre pour payer pour l’emplacement ?» Ahmad Sulliman souligne que les ELP a été «le grand absent de toutes les foires organisées par le ministère des Arts». Première raison : «Les autorités organisent ces foires plus pour générer des profits alors que cela aurait dû être un encouragement pour les libraires.» Il déplore que «des millions soient dépensés pour les livres de classe. Si on dépense Rs 100 000 de l’argent public pour faire la promotion du livre, en mettant un emplacement à la disposition des libraires, est-ce que l’État sera en faillite ? Ces manifestations, c’est de la poudre aux yeux, pour faire la promo du ministère des Arts. J’ai refusé d’y participer.»


Remise de 10% à 20% sur les BD

Dans le sillage de la journée mondiale du livre, célébrée le 23 avril dernier, les Editions Le Printemps proposent une remise de 10% à 20% sur les bandes dessinées. Une promotion qui durera jusqu’à fin avril. «Sur les livres qui se vendent bien, les Astérix, Tintin et Lucky Luke par exemple, il y aura 10% de remise. Il y aura jusqu’à 20% de rabais sur les nouvelles BD», propose Ahmad Sulliman qui se décrit comme un «amoureux des BD. Les ELP ont un gros éventail de bandes dessinées».


12.8 % des sondés n’ont lu aucun livre par an

Comme le disait Amadou Hampâté Bâ : «En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.» La fermeture de la Librairie Papyrus à Grand-Baie me pousse à ajouter: «Une librairie qui ferme est une partie de nous, lecteurs et auteurs, qui s’en va.» J’ai eu la même pensée en apprenant qu’on allait contraindre les 200 bouquinistes sur les quais de La Seine à partir avec leurs 900 boîtes pendant la tenue des Jeux olympiques d’été à Paris. Fort heureusement, la nouvelle ministre de la Culture, Rachida Dati, a pu faire annuler cet ordre.

La fermeture définitive de la librairie Papyrus, après celle de la librairie du Trèfle à Port-Louis, est une nouvelle preuve que le livre et la lecture sont en déclin. Dans l’enquête sur le terrain que j’ai dirigée et qui a été publiée en 2019, dans «Les pratiques culturelles et les industries culturelles émergentes à Maurice», on note que 12,8 % n’ont lu aucun livre par an alors que 43,6 % ont lu un à cinq livres par an.

L’enquête menée par le Centre National du Livre (CNL) en France en 2023 souligne une diminution significative de temps alloué à la lecture chez les jeunes âgés de 7 à 19 ans. «La moyenne hebdomadaire s’élève à deux heures et 13 minutes, soit 19 minutes par jour. Les activités sur écran, incluant la télévision, les smartphones et les ordinateurs, captent une grande partie du temps libre des jeunes avec une moyenne de trois heures et 11 minutes par jour.» En ce qui concerne les Français dans l‘ensemble, Olivier Donnat, chargé de recherche au ministère de la Culture, écrit qu’ils «reconnaissent eux-mêmes que leurs relations avec le monde du livre se sont distendues puisque 53 % d’entre eux déclarent spontanément lire peu ou pas du tout de livres».

C’est la raison pour laquelle j’ai édité récemment «Lire, une Anthologie internationale». J’ai demandé à 18 auteurs du monde entier (14 pays) de raconter leur rencontre avec le livre et de plaider pour la lecture, en particulier auprès des jeunes. Et 12 artistes ont illustré librement ces textes.

Issa Asgarally