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Manière de voir: Léon et le privé

22 octobre 2016, 13:00

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Arnaud Dalais (à g.) croisant Sateeaved Seebaluck lors d’une réunion du comité mixte public-privé, en décembre 2015.

 

L’ancien chef de la Fonction publique est-il le reflet de l’état d’esprit qui anime les hauts fonctionnaires ? A-t-il commis un faux pas indigne d’un grand commis de l’État ? Ou l’attentisme du privé relève-t-il du réel ?

L’ancien secrétaire au Cabinet et chef de la Fonction publique, Sateeaved Seebaluck, a donné un véritable coup de pied dans la fourmilière en s’attaquant à l’absence d’investissements de la part du secteur privé mauricien. [Voir Sateeaved Seebaluck: «Le secteur privé est atteint d’une maladie chronique»]

Connu comme un fonctionnaire cool et apprécié de ses collègues, qui l’appellent affectueusement Léon, Sateeaved Seebaluck a toujours évité les controverses. Dans l’interview accordée à l’express, il a laissé parler son coeur, exprimant sans doute l’état d’esprit des fonctionnaires en général et des ministres qui disent ne pas toujours comprendre ce phénomène d’attentisme qu’ils associent au secteur privé. Au fait, certains représentants du secteur privé ont contribué à créer cette perception d’être toujours en attente d’une décision ou d’un signal du gouvernement avant d’entreprendre la moindre initiative.

Tout comme il serait fallacieux de voir dans chaque fonctionnaire un individu grassement payé qui se contente d’un régime d’abc (asizé béz cass) – on y ajoute volontiers un d pour désigner «dramé» ou dormir – il serait autant injuste dans le même souffle de voir dans le secteur privé un bloc monolithique qui raisonne de la même façon. Au fait, il existe plusieurs tendances dans le secteur privé, surtout par rapport au modus operandi de ses relations avec le gouvernement du jour, ou le gouvernement à venir. D’où vient d’ailleurs la tradition, au moment des élections, de financer les dirigeants du gouvernement sortant et ceux de l’opposition.

De ces différentes tendances, on relève les deux extrêmes. Il y a d’une part des entrepreneurs qui  pourraient bien se passer de la bénédiction des politiciens. Et il y a d’autres dont le comportement s’apparente à celui des dirigeants d’organisations socioculturelles qui ne manquent aucune occasion pour se pavaner en compagnie des ministres et siéger au sein des comités créés par ces derniers. Entre ces deux extrêmes, on retrouve des éléments qui se disent réalistes et qui cherchent à composer avec le système, c’est-à-dire, éviter d’inviter les hostilités du gouvernement.

La première catégorie est formée d’entrepreneurs qui sont bien focalisés sur leur business plan et qui sont déterminés à réussir, quel que soit l’environnement idéologique et culturel dans lequel fonctionne le gouvernement du jour. Quand des entrepreneurs ont pris la décision d’implanter une brasserie dans le pays ou d’introduire Coca Cola et Pepsi Cola dans les moeurs mauriciennes, il ne leur était pas nécessaire d’aller exercer un lobby intense auprès du gouverneur britannique ou de l’embryon de gouvernement local qui existait alors. Leur plan d’investissement était crédible et ils ont foncé. Si Michel de Speville a monté son empire agroalimentaire, qui fait la fierté du génie mauricien, il ne lui a été certainement pas nécessaire d’aller «barrer» des ministres ou leurs agents des centaines de fois, en prenant la peine de graisser des pattes à gauche et à droite.

Démantèlement de l’empire Rawat

L’histoire nous enseigne bien de leçons. Les relations entre le gouvernement et le secteur privé ont été conflictuelles, surtout dans les années cinquante et soixante, quand le Parti travailliste épousait une idéologie socialiste alors que les riches soutenaient ouvertement l’opposition représentée par le PMSD. Cet antagonisme coïncidait avec les réalités découlant des clivages ethniques du pays. Le MMM vint avec un message révolutionnaire pour changer ce mindset. Malheureusement, en 1983, toujours en raison de la perversité de notre culture politique, l’opposition  à Paul Bérenger prit une tournure de rivalités ethniques, avec le secteur privé pris comme cible. L’étau se desserra quand le mouvementent post-1983, sous la foulée de Gaëtan Duval, décida de combattre le chômage en créant un environnement propice à des investissements.

Avec la fin des idéologies et la disparition graduelle des rancoeurs ethniques, les relations gouvernement-secteur privé ont été plus ou moins correctes jusqu’aux élections de décembre 2014. Depuis, on note l’installation d’un malaise. Non pas parce que le gouvernement poursuit un agenda idéologique socialisant ou communal. C’est dû principalement à une série de mauvais signaux donnés par les autorités, à partir du démantèlement de l’empire de Dawood Rawat.

L’État de droit, un judiciaire indépendant, le droit d’appel au conseil privé de la reine, l’existence d’institutions de régulation, une Constitution qui garantit le droit  à la propriété privée, sont autant d’attributs qui contribuent à créer un climat propice à l’investissement à Maurice. Or, la façon dont le cadavre de la British American Investment a été dépecé donne à réfléchir. En effet, l’empire Rawat a été détruit malgré l’existence de toutes les institutions de sauvegarde de la propriété privée qui existent dans le pays. Si demain le gouvernement décidait, pour une raison bassement politique, de détruire une autre grosse entité, il pourrait toujours utiliser la méthodologie BAI. Dawood Rawat s’évertuera, par voie légale, à chercher réparations mais quel que soit le montant de la compensation  qu’il touchera, son monde à lui est détruit à jamais. Si certains ont sans doute jubilé à la chute brutale de ce petit vendeur d’assurance-vie devenu milliardaire, ils ont vite réalisé que cette destruction sans ménagement a trahi une tendance totalitaire qui n’augure rien de bon pour les hommes d’affaires qui ne sont pas aimés du gouvernement. Très mauvais signal pouvant expliquer cette inhibition à investir son argent dans l’avenir du pays. Mieux vaut trouver d’autres horizons, au Ghana ou ailleurs en Afrique.

Voyage en Italie

En parallèle à la dislocation de l’empire Rawat, l’affaire Nandanee Soornack a produit quelques épisodes nullement rassurants pour les entrepreneurs et les défenseurs de l’État de droit. L’arrestation de l’avoué de Soornack à son retour à Plaisance, après qu’il eut rencontré la femme d’affaires en Italie, et  la confiscation de son laptop et de ses documents remettent en question les principes fondamentaux d’un État de droit. Des enquêteurs ont pu avoir accès à  des données hautement confidentielles ayant trait à Soornack, qui fait l’objet d’une action judiciaire internationale du gouvernement. Un pays civilisé n’est-il pas supposé respecter la confidentialité dans les relations entre un client et son homme de loi ?

Comme si cet épisode ne suffisait pas, on a assisté à cette tentative de pas moins de trois ministres d’intimider des représentants d’une firme étrangère opérant à l’aéroport. D’autre part, l’Attorney General s’est rendu personnellement en Italie pour activer les démarches en vue de l’expulsion de Soornack. Ce qui a été perçu par ce pays d’Europe comme une manœuvre des plus grossières d’un homme politique venu d’une république bananière pour tenter d’influencer le cours de la justice.

Les mauvais signaux s’accumulent. On ne compte plus le nombre d’accusations montées devant les tribunaux qui sont rayées faute d’être vraiment soutenues. Mais les dégâts sont irréversibles. Jaya Allock, Yatemani Gujadhur, Shivananda Mootien, Hassam Vayid ont été disculpés après avoir été accusés d’irrégularités suivant la chute orchestrée de la BAI. Mais dans une petite société comme la nôtre, ils resteront endommagés pendant longtemps.

Quel que soit le sort des victimes, le gouvernement a réussi à convaincre ses partisans qu’il pourrait faire preuve d’une grande efficacité dans la destruction de ses adversaires, dans le monde des affaires comme ses opposants politiques.

Le gouvernement ne manque pas d’alimenter davantage le désarroi des Mauriciens mais aussi, et surtout, des entrepreneurs, par sa façon bien suspecte de gérer le cas Gooljaury. Ce dernier est supposé être un homme d’affaires comme les autres mais quand une procédure a été enclenchée pour rayer ses dettes de Rs 600 millions auprès d’une banque, il se classe parmi les privilégiés du gouvernement. Comme si cela ne suffisait pas comme cadeau, une compagnie étatique a payé pour les dettes de Gooljaury auprès d’un fournisseur. Les hommes d’affaires prennent des risques en contractant des prêts auprès des banques. Puisque le monde des affaires est dominé par la concurrence, voilà un blue-eyed-boy qui bénéficie d’un régime de privilèges bien spécial. En fin de compte, c’est l’argent des contribuables, y compris des compagnies privées qui paient leurs redevances à la MRA, qui sert à financer l’entrepreneur Gooljaury. Un gouvernement n’est-il pas supposé favoriser un level playing field entre les opérateurs économiques ?

Léon Seebaluck a eu tort sans doute de généraliser en estimant que le secteur privé vit dans l’attente. Si certains sont effectivement inquiets de la tournure des évènements, d’autres exploitent à bon escient leur proximité avec le pouvoir politique. Certains, siégeant au sein de comités mis sur pied par le gouvernement, ne s’embarrassent nullement de la présence d’hommes sur qui pèsent des accusations de corruption. Ils entendent engranger des contrats, des terres de l’État. Ils se lancent dans de nouveaux business. Pour avoir été au centre même du pouvoir en tant que secrétaire au Cabinet, le grand commis Seebaluck a eu l’occasion privilégiée de voir évoluer dans les coulisses ces éléments particuliers du secteur privé. Pour eux, il est question surtout de se positionner à temps pour ne pas rater le métro express, quitte à changer de gare pour le métro léger d’après 2019.