Publicité

Rajni Lallah : «On règle la crise sociale en recrutant des policiers»

22 août 2013, 11:02

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Rajni Lallah  : «On règle la crise sociale en recrutant des policiers»

Une étude menée par des militants de Lalit et dont les conclusions ont été présentées dans le courant de la semaine soutient que contrairement à ce qu’affirme le Bureau des statistiques, moins de 40 % des Mauriciens sont propriétaires de leur maison. L’étude a aussi trouvé que le taux de chômage pourrait en fait être bien plus élevé que les 8 %...

 

 

89 % des Mauriciens propriétaires de leur maison, c’est donc un mythe ?

 

Disons que c’est la définition de «propriétaire de maison» par le Bureau des statistiques que nous remettons en question. Pour déterminer si les gens possèdent une maison, le Bureau des statistiques leur demande s’ils paient un loyer. Si la réponse est oui, c’est qu’ils sont des locataires. Mais si la réponse est non, ils enregistrent la personne comme étant un «home owner». C’est ainsi que le Bureau des statistiques affirme que 89 % de Mauriciens sont propriétaires de leur maison. Nous, à Lalit, nous en avions assez d’entendre le ministre des Finances Xavier Duval et celui des Terres et du Logement Abu Kasenally – de même que les ministres des précédents gouvernements – dire que 90 % de la population était propriétaire de sa maison. On s’est d’ailleurs demandé si tel était vraiment le cas, pourquoi l’on avait besoin d’un ministère du Logement s’il n’y a pas de problèmes de logements !

 

 

Pourquoi n’y avezvous pas cru ?

 

Nous avons trouvé ce chiffre invraisemblable et nous avons voulu en avoir le coeur net. Car nous avons remarqué que le nombre de compteurs à l’extérieur des maisons a sensiblement augmenté dernières années. Nous avons donc voulu faire une enquête dans plusieurs quartiers du pays : Curepipe, Bambous, Richelieu, St.-Pierre, Montagne-Ory. Nous avons choisi des rues où les habitants ne sont ni riches, ni des squatters. Nous avons visité toutes les maisons dans les rues choisies et nous avons posé des questions assez précises comme le nombre de pièces qu’il y avait dans leur maison, le nombre de personnes qui y vivaient, le nombre de foyers, si le propriétaire y vivait aussi ou si l’héritier (zeritye) y vivait. Ce qui nous a marqués était le nombre de personnes qui ont affirmé qu’elles vivaient dans «lakaz zeritye».

 

 

C’est quoi un «lakaz zeritye» ?

 

C’est un terme utilisé en créole assez couramment. Quand les propriétaires d’une maison – généralement des parents – décèdent mais sans avoir au préalable fait un partage des biens, la maison devient la propriété de tous les héritiers. Techniquement donc, ces gens-là sont automatiquement dans la définition élargie de «home owner», puisqu’ils ne paient pas de loyer et ils ont une part dans la maison, sans que la maison ne leur appartienne vraiment parce qu’elle appartient à tous les héritiers. Donc, il n’y a pas de securityof tenure. Un locataire est donc beaucoup plus protégé par la loi parce qu’il y a un cadre légal qui le protège.

 

 

Et en faisant votre étude, vous avez rencontré beaucoup de personnes dans cette situation ?

 

Oui. De la centaine de maisons visitées, il y a des cas où des familles vivent à huit dans quatre pièces, d’autres où trois familles habitent dans la même maison. Nous avons aussi demandé combien de personnes ont une fiche de paie car pour pouvoir bénéficier d’une maison NHDC, il faut en avoir une. Les résultats de notre enquête nous poussent à dire que les réalités sont masquées par les statistiques. Nous ne disons pas que notre enquête va remplacer un recensement mais elle est indicative et elle explique une certaine réalité.

 

 

Mais comment pouvez-vous dire que c’est la même tendance partout dans le pays ? Car il y a tellement d’inégalités qu’il est possible que l’échantillon que vous avez ne soit pas représentatif du pays !

 

La tendance s’est répétée dans tous les endroits que nous avons visités. Ce que nous disons c’est que les chiffres du Bureau des statistiques ne reflètent pas la réalité et que c’est important d’avoir une politique de logement et d’emploi qui correspond à la réalité économique et sociale. En l’absence de vrais chiffres, il est impossible de régler le problème.

 

 

Cette étude est indicative de quoi, selon vous ?

 

De la grave crise sociale dans le pays. Tous les jours, il y a des crimes et des violences extraordinaires, surtout au sein de la famille. Ces choses-là n’arrivent pas par elles-mêmes ; les gens ne se lèvent pas un beau matin et deviennent violents. Cela arrive parce que les gens sont dans une situation d’insécurité, dans une précarité et quand il y a des problèmes, au mieux, il y a des négociations, au pire, c’est une guerre ouverte au sein de la famille. Et il ne suffit alors que d’une étincelle pour que les choses dégénèrent.

 

 

Au sein de Lalit, vous pensez qu’il y a un lien direct entre la précarité économique et ces crimes ?

 

Absolument ! Nous pensons qu’il y a aussi un deuxième facteur qui a un lien direct. Il y a une autre réalité qui est masquée par les chiffres – l’emploi. Je redis que nous ne sommes pas en train de contester les statistiques mais les définitions. Sur la question de l’emploi, nous avons vu qu’une grande proportion des personnes que nous avons interrogées travaillent mais n’ont pas de fiche de paie.

 

 

Elles travaillent informellement ?

 

Pas nécessairement. Nous avons demandé par exemple aux personnes que nous avons interrogées combien de personnes travaillent chez elles. Mais quand elles disent que des gens travaillent, elles ne veulent pas nécessairement dire qu’ils sont employés. Nous avons rencontré quelqu’un qui était maçon mais qui ne travaillait pas pour le moment.

 

 

Donc des gens peuvent ne pas travailler actuellement mais ne sont pas qualifiés comme

chômeurs ?

 

Oui. Ce que cela démontre, c’est que même quand on parle, le terme «travailler» peut avoir différentes définitions. Avoir un travail et être employé ne veulent pas dire nécessairement la même chose. U employé est quelqu’un qui a une certaine sécurité d’emploi, qui a une fiche de paie. Or, dans le dernier householdsurvey, on a annoncé que le taux de chômage était de 8,7 %. À Lalit, nous avons voulu savoir ce que le Bureau des statistiques comprenait par le terme «employed» et nous leur avons posé la question. Nous avons appris qu’en 2004, une nouvelle méthode de calculer le taux de chômage avait été introduite. Toute personne qui, durant la semaine où le recensement est fait, a travaillé une heure ou plus, est considérée comme un employé ! Même si la personne reçoit quelques chouchoux en échange d’un travail qui a duré au moins une heure, elle est considérée comme ne pas être au chômage.

 

Je vous demande d’extrapoler mais en fait, quand ils disent que le taux de chômage est de 8,7 % selon leur critère, ce n’est pas vrai du tout ? Qu’en fait, il pourrait être bien plus élevé ?

 

Tout à fait. Notre enquête est à titre indicatif mais le nombre de personnes qui ont une fiche de paie est très faible. 48,7 % des personnes qui travaillent n’ont pas de fiche de paie. Nous parlons là de la moitié de ceux qui travaillent !

 

 

Et vous pensez que ces chiffres ont été maquillés exprès ?

 

Écoutez, il y a eu une décision prise pour changer la méthode selon laquelle on calcule le taux de chômage. Mais aussi, nous voyons un phénomène où la politique du gouvernement – à travers notamment Abu Kasenally, Shakeel Mohamed ou Xavier Duval – est expliquée à travers ces chiffres. En fait, l’on se serait attendu que le contraire se passe ; qu’un gouvernement utiliserait en partie les statistiques pour énoncer sa politique. Or, on est en train d’utiliser des statistiques pour expliquer la politique du gouvernement. Alors qu’il faut une définition claire pour que nous puissions avoir des chiffres qui correspondent à la réalité du terrain. Il faut faire un bilan ; qui sont ceux qui n’avaient pas de maison ? On nous dit qu’il n’y a pas de problèmes d’emploi et que le gouvernement ne doit pas créer de l’emploi ; or, il y a un problème d’emploi.

 

 

Donc ils veulent que les gens pensent que tout va bien dans le pays ?

 

Tout ce qu’ils sont en train de faire c’est de chercher des chiffres qui peuvent démontrer que leur politique est la bonne, que l’économie est résiliente face à la crise économique. C’est très grave ce que le gouvernement est en train de faire car cela devient inexplicable à la fi n quand il y a des actes désespérés, des vols, une crise sociale qui sort tout droit de cette réalité qui n’est pas en train d’être respectée à cause des définitions et des concepts utilisés par le Bureau des statistiques.

 

 

Et quand on ne regarde pas la réalité en face, on ne peut pas régler les problèmes ?

 

Exactement. Le gouvernement règle alors la crise sociale en recrutant des policiers et en renforçant la répression quand en fait, la racine de la crise sociale se trouve plutôt dans la situation précaire dans laquelle se trouvent les gens.