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Roopnarain Boodhun: grandeur et décadence

28 décembre 2019, 12:34

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Roopnarain Boodhun: grandeur et décadence

Sur le parking d’un supermarché à Beau-Bassin. Un vieux monsieur, un sac à dos sur une épaule, approche les gens. «S’il vous plaît, je cherche une petite contribution ». Mais ce n’est ni pour une tombola, ni pour une quête en vue de l’opération d’un malade à l’étranger. Non. Roopnarain Boodhun est un artiste.

De son sac à dos, il sort un album de chansons en bhojpuri et en hindi, à la couverture rose, remplie de coeurs. La photo dessus ne lui ressemble que vaguement. L’album s’intitule India Se & Mabap. Il faut interroger le vendeur pour comprendre que c’est avec patience et persévérance qu’il a réalisé cet album.

Son meilleur argument de vente : «J’étais disque de l’année l’an dernier». Effectivement en 2018, Roopnarain Boodhun partageait les honneurs, pour ainsi dire, avec rien de moins que The Prophecy. Pendant que Murvin Clélie attirait toute la lumière, la chanson de Roopnarain Boodhun, Zindagi Badal Gayle était disque de l’année dans la catégorie bhojpuri, dans le classement de la Mauritius Broadcasting Corporation. Un an plus tard, c’est dans une chaleur écrasante qu’il arpente un parking pour écouler un album, dont la réalisation a coûté, «au moins Rs 150 000».

Roopnarain Boodhun, 70 ans, sa chanson était disque de l’année 2018,
catégorie bhojpuri, à la MBC.

Causant, il détaille le parcours d’un homme simple, doublé d’un artiste, qui fait ce qu’il peut. Roopnarain Boodhun est à la retraite. Il était caretaker dans les écoles primaires publiques. La dernière école où il était en poste était le Pandit Cashinath Kistoe Aryan Vedic Hindu Aided School à Vacoas. Mais avant de travailler dans «trois à quatre écoles», Roopnarain Boodhun a été laboureur pour le compte de la Tea Development Authority. Il a connu le froid et l’humidité des champs de thé aux petites heures du matin, à Dubreuil et à Wooton. Il a aussi vécu au rythme de l’usine La Chartreuse. L’homme se souvient : «en 1999, j’ai été transféré. C’est là que je suis devenu caretaker».

«Dans les magasins, on vous dit que les albums ne se vendent pas. Certains font même des copies piratées pour les vendre.»

Et la chanson dans tout cela ? À l’écouter égrener ses souvenirs, on comprend que sa passion a toujours été là. Mais qu’il fallait surtout gagner sa vie. «J’ai commencé comme batteur», affirme Roopnarain Boodhun. Flashback. En 1963, lui et son cousin Sona Jhundoo, tous deux de Quatre-Bornes, montent le Raj Kissan Band. Ils se produisent surtout lors des veillées de mariages. «En 1965, quand la télé a été lancée à Maurice, on est passé dans un programme.» Sauf qu’à l’époque, seule une poignée de Mauriciens pouvaient se permettre d’avoir un téléviseur. Roopnarain Boodhun n’en faisait pas partie. Les autres devaient se tourner vers les centres sociaux ou Village Halls de leur localité. Ou bien ils se contentaient d’écouter la radio ou le transistor, alors présents dans presque tous les foyers. Sa petite carrière de musicien amateur prend un autre tournant quand Roopnarain Boodhun atteint l’âge de 50 ans. C’est l’année où il est transféré de la Tea Development Authority à celui de l’entretien des écoles primaires. Il confie : «mo pa ti al lekol». Ou plus exactement, il a fréquenté une école primaire jusqu’en Standard III. Mais pour lui, c’était comme ne pas avoir connu l’école puisque le résultat était le même : il ne savait ni lire ni écrire.

À son poste, le nouveau caretaker ne se contente pas seulement de passer le balai. Il tend l’oreille à l’heure des classes. «Lerla monn aprann enn tigit hindi.» Il note soigneusement «enn de ti parol» dans un cahier d’écolier, pour les mémoriser. Avant de se lancer dans la composition de chansons, pile à 50 ans. En 2006, avec courage, il autoproduit un premier album. Le deuxième, Aaja Kareena, sort en 2009. Il revient en 2014 avec les dix titres d’India Se & Mabap (l’album à la couverture rose pleine de coeurs qu’il est toujours en train de vendre au comptegouttes. Un disque où les arrangements sont signés Henriot Figaro). Ce qui ne l’a pas empêché de sortir un nouvel album en 2018, intitulé Mera Dil Machal Gaya.

Pourquoi fait-il de la vente directe ? «Dans les magasins, on vous dit que les albums ne se vendent pas. Certains font même des copies piratées pour les vendre», allègue-t-il. Alors, comme il a «investi», le chanteur préfère rentabiliser à la force de ses bras. «En plus, les gens peuvent voir l’artiste en vrai.»

Sauf que du porte-à-porte, Roopnarain Boodhun n’a pas toujours le temps d’en faire. Ce mois-ci, le retraité s’est trouvé un job : «dress loto, donn ticket» sur un parking non loin d’un centre commercial à Quatre-Bornes.