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Les l’Aiguille: à fond dans l’agriculture biologique

19 octobre 2019, 13:44

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Les l’Aiguille: à fond dans l’agriculture biologique

Si vous n’y prenez garde, vous pouvez passer devant la petite enseigne de PAT Bio Culture, qui s’étend pourtant sur un terrain de trois arpents sur la route Freeport à Arsenal. Et ce, sans vous en rendre compte car l’enseigne est à l’image des cultivateurs dudit terrain, à savoir des gens authentiques et simples, qui savent injecter de l’amour dans ce qu’ils font et actuellement, c’est dans l’agriculture biologique. «La terre et nous, ça fait un», affirme Patricia L’Aiguille. Son mari Sandro et leurs filles Kaesia et Kaesie, 18 et 16 ans respectivement, acquiescent en hochant la tête.

Ils ne sont embarqués dans l’agriculture biologique que depuis 2015. Il est vrai que Patricia est petite-fille et fille de planteurs. Vivant à Moka, elle a toujours prêté mainforte à ses parents dans leur potager et autres plantations. Sandro L’Aiguille est lui originaire de Plaisance. À 18 ans, il avait déjà entamé sa formation technique pour devenir mécanicien de marine. «Avant moi, mon grand-père et mon oncle étaient marins. Ils étaient fascinés par la mer, l’aventure et les nouvelles découvertes. Ils m’ont transmis ce goût.»

Pendant plus de dix ans, Sandro L’Aiguille, employé de Rogers Shipping, met son savoir-faire mécanique au service des navires cargo et pétroliers battant pavillon mauricien pour le compte de compagnies françaises desservant l’Europe, l’Amérique Latine, l’Asie et un peu l’Afrique. Il passe six à sept mois en mer. Des traversées qui lui permettent de découvrir des pays et des cultures différentes mais aussi leurs cruelles réalités comme, par exemple, la pauvreté des Irakiens durant la guerre du Golfe.

«Beaucoup de mauriciens ne réalisent pas la valeur du travail de la terre.»

Bien qu’il épouse Patricia en 1998, il navigue toujours. Un an après, sa femme est enceinte. C’est alors que Sandro L’Aiguille se dit qu’il doit passer plus de temps auprès de sa famille et cherche une alternative. Dès que Kaesia a un an, il met un terme à son emploi, se fait embaucher par Taylor Smith pour rester à terre et, en parallèle, il cumule de petits boulots pour boucler ses fins de mois. «C’était difficile de s’adapter à cette nouvelle vie», reconnaît-il. «Heureusement que j’avais ma femme à mes côtés et qu’elle est douée pour l’agriculture.»

Avec leurs économies, ils achètent en 2007 un terrain à La Nicolière et font de l’agriculture à grande échelle. Les pesticides sont de la partie. «C’était une vie dure. On se levait à 3 heures du matin. On faisait le ménage et, dès qu’on avait terminé, on allait sur le terrain pour nettoyer, désherber et planter. On avait aménagé une petite cabane sur le terrain et c’est là qu’on préparait le petit-déjeuner et le déjeuner. On emmenait les filles qui étaient encore bébés avec nous. On plantait énormément de légumes. Au début, nos légumes se vendaient bien car le rendement était bon. Mais il fallait tout préparer en masse et injecter beaucoup d’argent. Au fil du temps, il fallait tellement réinvestir que nous n’arrivions pas à rentrer dans nos frais», raconte Patricia L’Aiguille.

Le couple décide de tout stopper et de ne planter que des fruits comme la banane, la pamplemousse, le coco, la goyave de Chine et celle dite de France, le fruit de la passion et le chouchou. Un ami à Sandro et Patricia L’Aiguille, qui a loué un terrain de trois arpents à bail du gouvernement à Arsenal mais qui ne fait rien dessus, leur propose de le leur sous-louer à Rs 5 000 l’arpent par an. «Le gouvernement y faisait de l’agriculture mais depuis 1985, ce terrain attenant à une partie du cimetière de Bois-Marchand, avait été abandonné et était devenu boisé. Lorsque nous avons fait nos démarches pour profiter des cours sur la culture bio, le personnel du Food and Agricultural Research Extension Institute est venu visiter le terrain. Ils voulaient nous laisser expérimenter pour que nous devenions en quelque sorte une vitrine et que nous servions d’exemple. Ils nous ont promis qu’un agronome indien, spécialiste du zero budget natural farming, nous aiderait. Subhash Palekar est effectivement venu et a animé un cours avec nous», raconte Patricia L’Aiguille. Le gouvernement met à leur disposition une vache pour qu’ils utilisent la bouse et son urine comme fertilisant. Ils fabriquent leur propre compost.

Les L’Aiguille, dont les filles ont bien grandi depuis, se mettent à défricher et à désherber le terrain et à le préparer organiquement pour que le sol redevienne fertile. «Lorsque nous avons commencé à préparer le terrain, il fallait utiliser la pioche tant la terre était devenue dure. Un an et demi après, on y voyait des vers et la terre était redevenue molle et cultivable», explique Patricia L’Aiguille, qui est la ‘main verte’ du groupe. Les L’Aiguille apprennent à préparer des bio-pesticides, soit des pesticides organiques avec des plantes sauvages. Une fois la terre prête, ils alternent des cultures multiples – carotte, chou vert et rouge, chou frisé (kale), brède poiret, lalo, haricot, laitue, betterave, pomme de terre – et cultures intercalaires – persil, romarin, basilic rouge. Pour repousser les nuisances, ils suivent les conseils de l’agronome, plantant de la citronnelle et du Guinda et mettant beaucoup de couleurs différentes qui abrutissent et repoussent les insectes nuisibles. Et, pour favoriser la pollinisation, ils plantent des fleurs de tournesol.

Dès leurs premières récoltes organiques, ils installent une table devant leur terrain pour y écouler leurs légumes. Au début, ce sont surtout des expatriés qui viennent s’approvisionner d’eux. Le bouche à oreille fait son effet et les Mauriciens, de plus en plus conscients des méfaits des pesticides sur leur santé et de l’importance de manger plus sain, modifient aussi leurs habitudes alimentaires et sont en quête de produits biologiques. Sauf qu’ils n’ont pas le temps de venir jusqu’à Arsenal. Sandro et Patricia L’Aiguille doivent donc effectuer des livraisons de légumes organiques commandés par téléphone. Le couple se rend ainsi à Port-Louis, Vallée-Pitot, Roche-Bois, Ste-Croix et Ébène.

Toutefois, Patricia L’Aiguille estime que les Mauriciens ont encore beaucoup à apprendre sur l’agriculture biologique. «Certains se plaignent que la peau du légume n’est pas lisse ou qu’ils ont vu une chenille dans la salade. On essaie de leur faire comprendre que ces signes indiquent que nous n’avons pas utilisé de pesticides et que leurs légumes sont vraiment organiques et sains. Mais ils ne comprennent pas toujours ça. Ils trouvent les légumes organiques chers. Or, ces légumes ne sont pas chers. Ceux vendus dans les supermarchés le sont. Si les Mauriciens s’en rendaient compte, un plus grand nombre de planteurs se serait reconverti à la culture organique. Beaucoup de Mauriciens pinaillent sur tout. Ils ne réalisent pas la valeur du travail de la terre», déclare Patricia L’Aiguille en soupirant.

Comme ils ne sont que deux adultes à faire de l’agriculture biologique – leurs filles leur prêtent mainforte uniquement le week-end et durant les vacances scolaires – ils ne peuvent exploiter que deux des trois arpents en location. «Nous faisons tout nous-mêmes.» Pour ne pas vivre trop loin de leur terre, ils se sont installés à Baie-du-Tombeau depuis l’an 2000 et font le va-et-vient entre leur domicile et leur plantation.

De par sa nature, l’agriculture organique ne peut être pratiquée à grande échelle. Les L’Aiguille vivent donc au jour le jour. Bien qu’elles soient encore jeunes, Kaesia et Kaesie n’hésitent pas à se salir les mains et n’ont pas honte de dire qu’elles sont filles d’agriculteurs et qu’elles mettent la main également à la terre. De toute façon, dit Kaesia, qui fréquente le collège Lorette de Rose-Hill et qui se définit comme «une solitaire», elle préfère se salir littéralement les mains honnêtement et les avoir propres que d’être malhonnête. «Cultiver la terre m’a fait prendre conscience de la valeur des choses. Chaque Rs 5 gagnées l’a été à la sueur de notre front et je suis fière d’être fille d’agriculteurs. Je voudrais maîtriser la culture biologique pour la transmettre à mes enfants un jour.» Aucun problème pour sa cadette Kaesie non plus. «Depuis toujours j’aime sentir et toucher la terre. Et puis, la bouse donne une belle peau et l’urine de vache est un bon désinfectant. Nous travaillons à mains nues, sans mettre de gants. C’est fièrement que je dis que je travaille la terre.»

Pour mettre du beurre dans leurs épinards, le couple L’Aiguille invite les personnes intéressées et surtout les enfants à venir passer une demi-journée en leur compagnie sur la plantation pour découvrir et apprendre ce qu’est la culture biologique, tout comme il se propose de venir aménager des potagers biologiques au domicile de particuliers qui seraient intéressés.

Depuis trois à quatre ans, les L’Aiguille tentent d’obtenir du gouvernement un transfert du bail à leur nom. Mais rien ne bouge de ce côté-là jusqu’à présent. Or, si le gouvernement le leur accordait, ils ne paieraient que Rs 1 700 l’arpent par an. Patricia L’Aiguille explique que «si nous nous en sortons correctement, nous n’avons pas encore suffisamment de clients pour parler en termes de profitabilité. À La Réunion, par exemple, les agriculteurs biologiques ont une foire pour écouler leurs légumes. Il manque un tel espace à Maurice. Nous espérons que le gouvernement va considérer sérieusement notre requête car nous ne nous voyons pas recommencer à zéro ailleurs. Quand on aime, on persévère…»