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En Gambie, l’impossibilité d’une île mémoire de l’esclavage

21 avril 2017, 13:37

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En Gambie, l’impossibilité d’une île mémoire de l’esclavage

 

Les quatre syllabes de son nom sont omniprésentes en Gambie, de la coque des navires à l’enseigne des bars: Kunta Kinté, l’esclave rebelle dont l’odyssée est connue dans le monde entier grâce à un best-seller et une série télévisée.

Mais, dans le pays d’où il a été arraché par des négriers au XVIIIe siècle pour un voyage sans retour vers les colonies britanniques d’Amérique du Nord, les traces de la mémoire de ce symbole de la traite atlantique sont aujourd’hui menacées par l’érosion côtière et la négligence.

L’île James porte aujourd’hui son nom: Kunta Kinté y connut à 17 ans le cachot et les fers, avant une effroyable traversée enchaîné à fond de cale, selon le récit de l’écrivain afro-américain Alex Haley «Racines», à l’origine d’une série télévisée au succès planétaire dans les années 1970 puis d’un «remake» diffusé depuis 2016.

«C’est très important parce que nous avons besoin de connaître notre histoire», estime Lamin Jammeh, 17 ans, venu avec un groupe d’élèves visiter pour la première fois l’île située sur le fleuve Gambie, à une trentaine de kilomètres à l’est de son embouchure. «C’est la seule façon de comprendre et de réaliser notre potentiel.»

Des arbres desséchés et des ruines de structures en brique jonchent le site par lequel de nombreux captifs africains ont transité avant d’être embarqués vers le Nouveau Monde. Mais des sections entières des quartiers des esclaves ont été emportées par les flots salés et les vents puissants.

En 2003, l’île a été inscrite par l’Unesco au Patrimoine mondial de l’humanité, avec un ensemble de sites associés, en tant que «lieu de mémoire exceptionnel de cette période douloureuse mais essentielle, de l’histoire».

Récupération politique

L’île James fut achetée en 1456 aux chefs locaux par les Portugais, qui y construisirent le premier fort après avoir participé pendant plus de trois siècles à la traite. Elle servit de prison pour les esclavagistes impénitents après l’abolition de cette pratique par la Grande-Bretagne en 1807.

«Des mesures régulières de maintenance, de suivi et de conservation sont nécessaires pour que ces ruines aient des chances de survivre et de résister aux assauts de la nature», prévient l’Unesco, dont une équipe est attendue pour une mission d’évaluation dans les prochains mois.

Il suffit de consulter des cartes anciennes pour constater à quel point l’île, passée aux mains des Portugais, des Néerlandais, des Français et des Anglais, a diminué en taille au fil du temps: sa superficie équivaut actuellement à un sixième de celle d’origine, selon des estimations.

Pour enrayer cette inexorable dégradation, Hassoum Ceesay, historien et responsable du Centre national des Arts et de la Culture, veut croire à un changement avec le nouveau président, Adama Barrow. Celui-ci a pris ses fonctions en janvier après six semaines d’une crise post-électorale provoquée par le refus de son prédécesseur Yahya Jammeh de céder le pouvoir.

«Nous espérons qu’avec le nouveau gouvernement, une plus grande attention sera accordée» au site, confie M. Ceesay.

Après l’accession au pouvoir de Yahya Jammeh, le ministère du Tourisme et de la Culture a pourtant lancé en 1996 un «Festival international Roots» (Racines en anglais), comparable à une «semaine du patrimoine»: cet événement qui se tient tous les deux ans vise à attirer des visiteurs d’origine africaine, notamment des Amériques.

C’est en outre l’ex-président qui, en 2011, avait officiellement renommé l’île James en hommage à Kunta Kinté.

Mais le régime tentait surtout de récupérer ce travail de mémoire à son profit, imposant ainsi dans le programme du circuit une étape à Kanilai, le village natal de M. Jammeh, déplore M. Ceesay.

«Il y a eu beaucoup de pressions, venant particulièrement de l’ancien président, pour manipuler l’histoire de l’île. Nous avons résisté et cette résistance nous a valu une réduction du soutien du gouvernement», affirme-t-il.

Huitième génération

Selon l’historien, au-delà des problèmes propres à l’île, c’est l’ensemble des sites inscrits avec elle au Patrimoine mondial qui doivent être revalorisés.

Pour attirer des financements, il préconise d’investir dans la formation de guides, la construction d’un centre spécialisé, des circuits plus spécialisés, et l’organisation de croisières de plaisance sur le fleuve.

Malgré les menaces qui pèsent sur l’existence même de l’île - et les doutes sur l’authenticité du récit d’Alex Haley, qui était en quête de ses propres origines - la mémoire de Kinta Kunté reste bien vivace en Gambie.

Dans le village de Juffureh, lieu de naissance présumé de Kunta Kinté, Mariama Fofana, affirme être l’une de ses descendantes (8e génération) et juge assurée la postérité de cet ancêtre glorieux. «Les jeunes Gambiens sont ravis d’être associés à Kunta Kinté parce qu’ils voient en lui un modèle et quelqu’un qui croyait aux valeurs pour lesquelles il se battait», dit-elle.

A travers le monde aussi, c’est l’image de l’esclave refusant le nom donné par ses maîtres et amputé d’un pied après plusieurs tentatives d’évasion, véhiculée par le livre et la série, qui a donné à sa renommée un écho universel.

En témoignent notamment les multiples références au personnage, incarnation d’une volonté indomptable, dans le rap, des groupes français Ministère Amer ou IAM dans les années 1990, à la star américaine Kendrick Lamar en 2015.