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PAUL BÉRENGER, PORTRAIT D?UN MYTHE

28 septembre 2003, 00:00

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Si Bérenger n?existait pas, il aurait fallu l?inventer. Voilà un homme, qui depuis plus de trente ans, dicte la vie politique d?un pays, fait et défait les alliances au gré, a-t-on envie de dire, de ses humeurs, mais plus sûrement de ses intérêts. Tel un phare, il a éclairé d?un jour nouveau toute une génération de Mauriciens. Et si aujourd?hui, le phare ne brille plus de la même flamme, il n?empêche que c?est toujours autour de lui que gravitent et se positionnent les navires politiques. Qu?on le veuille ou non, quand Bérenger éternue, c?est toute la classe politique qui s?enrhume.

Dans son genre, il est unique. Il incarne les contradictions de l?âme mauricienne, agace et fascine. Ses partisans l?adulent et justifient ses compromis, ses anciens amis ? exceptés quelques orgueilleux comme lui ? lui pardonnent ses infidélités et ses mises au placard pour les besoins de sa cause, ses adversaires le combattent mais le respectent. Et tous sont unanimes : si quelqu?un a mérité de devenir Premier ministre, c?est bien lui. Il est incontournable, presque un classique, à ranger au panthéon des icônes à côté de Ramgoolam père et de Gaëtan Duval.

Pour comprendre la fascination et l?ascendant qu?il exerce sur ses compatriotes, il faut d?abord se replonger au début des années soixante-dix. Sur le plan politique, la coalition PTr-PMSD déçoit un certain nombre de partisans des deux camps et crée un vide puisqu?il n?y a plus d?opposition. Sur le plan économique, c?est le marasme. Le gouvernement a appliqué le gel des salaires, ce qui entraîne une radicalisation de la classe ouvrière. L?activité syndicale est au point mort, faute de leadership. Enfin, le monde est en pleine ébullition idéologique : c?est la guerre au Vietnam, les luttes latino-américaines, Che Guevara, la révolution culturelle en Chine, le mouvement hippie, Mai 1968 en France.

Les jeunes mauriciens ne sont pas insensibles à cette vague contestataire. Au milieu de cette effervescence, voilà que débarque d?Europe, un jeune homme frais émoulu de l?université, plein de fougue et d?idées nouvelles, qui va cristalliser tous les espoirs et provoquer un véritable bouleversement. On voit en lui le révolutionnaire levant le poing sur les barricades à Paris. En fait, il a vécu les événements de Mai 1968 en spectateur impressionné et non en acteur ? un mythe qu?il ne démentira pas. Contrairement à la légende, il n?a jamais été expulsé de France et n?en déplaise aux exaltés, n?a pas fait partir le général De Gaulle ! Mais surtout, ce jeune blanc en blouson de cuir noir, en jean et mocassins impeccables, va tourner le dos à sa communauté pour s?intéresser à la classe ouvrière et au sort des hindous maltraités par d?autres blancs. « Un petit blanc défendant les noirs, on n?avait jamais pas vu cela », assure Sir Satcam Boolell, ministre travailliste pendant de longues années. Pire, il va déclarer la guerre à sa classe, tenir tête aux patrons, défendre les travailleurs en organisant le mouvement syndical ? il crée la General Workers Fede-ration. Comme il ne travaille pas et qu?il possède une voiture ? fait rare à l?époque dans le monde syndical ? il se jette corps et âme dans la bataille. Il est partout, sur tous les fronts, omniprésent déjà : dans les champs de cannes, avec les dockers, vivant et mangeant avec eux. Il apparaît comme un messie parce qu?il brouille les repères habituels. « Un jour, il devait animer une réunion dans un village. Des dames laboureurs l?attendaient. Il leur a dit bonjour, puis elles sont parties. En fait, tout ce qu?elles voulaient, c?était le voir de près et le toucher », se souvient avec émotion un proche du MMM. Il paralyse le pays en organisant des grèves dans tous les secteurs clés, entraînant une riposte répressive sans précédent. En 1971, entre deux grèves, il trouve le temps de se marier avec Arline Perrier. Avec les jeunes intellectuels du Club des étudiants qu?il va structurer en mouvement militant, il parcourt les villes et les campagnes pour animer des « sessions idéologiques », propager la parole gauchiste, former et éduquer le peuple. Sous son impulsion, l?île Maurice rebelle se met à lire Marx, Lénine, Rosa Luxemburg, Bakounine. Bref, on nage en plein romantisme révolutionnaire.

« Son langage fascinait. Il a été l?un des premiers à nous expliquer l?histoire de Maurice et à la mettre dans une perspective de classe et non de race », se souvient un militant. Chacun a, un jour ou l?autre, succombé à son charme. Ce qui plaisait ? « Son charisme et son éloquence », pour Cassam Uteem, « sa sincérité et son magnétisme », pour Dharam Fokeer, président du MMM de 1982 à 1993 ; « son intérêt pour le féminisme », avoue Shirin Aumeeruddy-Cziffra, ministre de la Justice et de la Femme en 1982, ou encore « sa franchise dans ses discours » pour l?avocat Yousuf Mohamed, qui l?a combattu lorsqu?il était ministre du Travail en 1979. « Il a fasciné par son travail, son engagement, son intelligence et sa disponibilité », analyse un ancien ministre.

Paul Bérenger a donc été l?homme providentiel qui a su profiter d?un contexte favorable et combler des attentes. « Il a compris très vite que le peuple noir avait besoin de vénérer un sauveur blanc. C?est le mythe du père Laval », explique Dev Virahsawmy qui a été proche de lui jusqu?en 1973, année où il part pour fonder le « MMM Sans Paul* ». Il a fédéré à la fois les travailleurs qui ont vu en lui un apôtre, et tous ceux qui rêvaient d?idéalisme. C?est ce capital de sympathie accumulé pendant son âge d?or ? entre 1969 et 1974 ? qu?il gère encore aujourd?hui.

Mais le phénomène Bérenger, parce qu?il s?agit bien d?un phénomène social et historique, n?aurait pas eu le même impact si le personnage, lui-même, n?avait pas été à la hauteur de sa légende.

Il est entré en politique comme on entre en religion. Ce n?est pas si étonnant pour cet ancien cadet de la marine, séminariste en devenir qui s?est fait licencier, dit-on, de la MCB parce qu?il passait son temps à lire les évangiles ! C?était avant de partir faire ses études et de troquer la Bible pour le Capital de Karl Marx. Mais avait-il le choix ? Comme 90 % des familles blanches, les Bérenger ne font pas partie de la grande bourgeoisie. Pas assez fortunés pour cela. Son père est haut fonctionnaire au ministère des Travaux. Paul Bérenger a-t-il éprouvé un désir de revanche ?

On peut le supposer. Ce qui est sûr, c?est qu?il a été très tôt préoccupé par l?injustice sociale et la division « communale » qui prévalait au lendemain de l?Indépendance.

À l?époque, il était sincère. Et puis, cet ambitieux a sans doute très vite compris qu?il devait faire un choix s?il ne voulait pas « rester dans l?écurie des grands blancs ». Dans son cas, c?était soit le séminaire, soit le professorat. Il a choisi la politique. « Il a commencé par le goupillon, puis il a choisi l?épée pour finalement s?asseoir sur le trône », résume joliment Dev Virahsawmy. Un trône qu?il a mis 34 ans à conquérir.

Il aurait pu être aux commandes en 1982, au lieu de jouer les seconds rôles, et pourtant, non seulement, il ne l?a pas fait, mais il s?est arrangé pour claquer la porte au bout de quelques mois. Il fera de même en 1995. C?est toute la problématique de Bérenger.

Pour de nombreux observateurs, c?est parce qu?il ne lui suffit pas d?avoir l?apparence du pouvoir ; il lui faut le vrai pouvoir. « Quand il n?a pas le pouvoir absolu, il s?en va », assure Darham Fokeer. La seconde explication, c?est qu?il n?a pas assez confiance en lui. Parce qu?il est blanc et non hindou, il pense, avec raison peut-être, qu?il sera rejeté. « Il a toujours souffert d?un syndrome hindou, analyse Sir Satcam Boolell. C?est son point faible : comment réussir à satisfaire tout le monde et être au-dessus des considérations ethniques. » D?où ses compromis, voire ses compromissions, sa propension à céder aux lobbies et ses tenues vestimentaires utilisées à cause de leur symbolique, pour se faire accepter.

Mais on peut se demander s?il n?a pas aussi des relations ambiguës face au pouvoir, parce qu?après tout, il a été bien plus souvent dans l?opposition qu?au gouvernement ! Il le veut, cela ne fait aucun doute, mais en même temps, on a eu longtemps l?impression qu?il le redoutait. C?est que ce meneur d?hommes est ambivalent.

Il faut se méfier de son air clownesque que lui confèrent sa moustache blanche et son nez rougissant. « Il cache beaucoup de choses sous son sourire moqueur. C?est un clown, il porte un masque », estime Dev Virahsawmy. Derrière une apparence débonnaire, se dissimule, de son propre aveu, un « baiseur caractère ». Il est impulsif, brutal, cassant, intolérant, rancunier, violent dans ses propos, même si comme l?affirme Harish Boodhoo, « il ne frappe pas en dessous de la ceinture ».

Ce caractère ombrageux et entier, Bérenger semble l?avoir toujours eu. « Il s?est malgré tout bonifié avec les années », assure son fils, Paul-Emmanuel, consultant en systèmes d?information et logistique, qui vit en France depuis 1992.

Au collège du St-Esprit, il n?hésitait pas à croiser le fer dans des joutes verbales ? avec Germain Comarmond ? ou physiques. Tous les élèves se souviennent d?une bagarre mémorable dans l?escalier entre lui et un autre adolescent. C?est qu?en bon bélier ? il est né le 26 mars 1945 ? il fonce tête baissée dans l?adversité, toujours en première ligne. Il l?a prouvé à maintes reprises par ses séjours aux Casernes centrales ou lorsqu?il fait la grève de la faim avec ses « camarades » en 1979. Et puis, il a de qui tenir.

Son grand-père maternel dont il est très fier, Joseph Auguste Esnouf, de son nom de plume Savinien Mérédac, était lui-même une forte tête. Ses parents, et notamment sa mère ? Marraine pour les militants ? l?ont toujours soutenu. « C?est le sang des Esnouf qui coule dans ses veines, assure un petit cousin éloigné pour expliquer la fougue du petit-fils. Les Esnouf avaient le feu sacré, un amour total pour leur patrie. Ils étaient beaux et intelligents. Paul était très séduisant quand il était jeune. »

Toujours tiré à quatre épingles, il a un ego surdimensionné, « de la taille de la tour Eiffel » selon Jack Bizlall. Et c?est vrai que d?un certain point de vue, Bérenger ressemble à la vieille dame de fer. Longiligne, il en a l?élégance et le tempérament : malgré les aléas du climat politique et de ses infortunes, il plie mais ne rompt pas. « C?est un bon encaisseur. Il aurait fait un bon boxeur dans sa catégorie », affirme Cassam Uteem, qui raconte cette anecdote : « Au lendemain de la défaite de Paul en 1983, Kader Bhayat, longtemps un ami proche, fait un réquisitoire virulent à son encontre à l?Assemblée nationale. Paul ne leva pas la tête, donnant l?impression de prendre des notes, et écouta sans broncher son discours. Sans le moindre commentaire. J?étais assis à côté de lui. Il avait rempli toute une page blanche de? ratures ! » Il est inébranlable. Au contraire, la défaite le galvanise. Ainsi, loin de se laisser abattre lorsqu?il est emprisonné pendant un an en 1972, il profite de cette retraite forcée pour lire comme un forcené. Son égocentrisme le pousse aux excès et à l?autocratie. Tout doit graviter autour de lui. Autoritaire et intolérant, il ne supporte pas la contradiction et n?accepte, dit-on, que les gens qui sont à sa dévotion. Il se méfie de ceux qui manifestent leur indépendance d?esprit. Orgueilleux et « assoiffé de publicité » si l?on en croit Harish Boodhoo, il déteste perdre la face. Cet ouragan aime que les choses aillent tambour battant ? ce n?est pas un hasard s?il griffonnait (une manie qu?il a gardée) des avions et des voitures dans ses cahiers de collégien ? et veut tout contrôler. D?où son omniprésence, comme en témoigne la trentaine de comités et sous-comités ministériels qu?il préside chaque mois depuis septembre 2000. Avec le risque de se disperser et d?humilier les ministres en place. Mais, tempère un ancien du MMM, il aime aussi les gens qui lui résistent et les bons collaborateurs. Celui que l?on a qualifié de « démocrate par conviction et de dictateur par tempérament » a besoin malgré tout de garde-fous pour pouvoir fonctionner de manière démocratique.

Ce désir de contrôle traduit un manque de confiance vis-à-vis des autres et une surestimation de soi qui s?exprime par un abus des superlatifs pour qualifier ses actions. « Il s?est affirmé comme quelqu?un qui sait tout et qui fait tout », assure Jack Bizlall. « Il a développé le monopole de l?intelligence en se croyant le seul capable de diriger et de réfléchir. Il pense qu?il est né pour diriger », confirme Harish Boodhoo. Mais surtout, vouloir avoir une telle emprise sur son environnement, lui permet peut-être d?exorciser une angoisse et une insécurité intérieure.

Intelligent, il l?est. C?est incontestable. Le père Farelli, recteur du collège du St-Esprit, fondait de grands espoirs sur lui pour la bourse. En fait, il a quitté le collège avant le HSC, et a passé un GCE Advanced Level pour être admis à l?université. Il a passé sa licence de littérature française et de philosophie avec mention très bien (Upper Second) à l?université de Bangor, au Pays de Galles, et a profité de son année à Paris (obligatoire lorsqu?on faisait du français en Angleterre), pour suivre des cours de journalisme.

Surtout, c?est un bourreau de travail, à l?esprit rapide et méthodique, « un robot intelligent ». « Il travaille tout le temps et partout. Son hyperactivité, véritable maladie selon moi, l?empêche d?avoir du temps pour lui », déplore Paul-Emmanuel, qui apprécie néanmoins « son extraordinaire capacité de travail » ainsi que « son charisme, son intégrité, son sens de la justice et son humour ». Il assimile vite, et ne comprend donc pas que les autres ne lui ressemblent pas. D?où son impatience qui peut devenir explosive. « Il est d?une exigence folle.

Il traite les gens avec colère s?ils n?ont pas préparé leurs dossiers. Si vous n?êtes pas capable de lui fournir la réponse qu?il attend, mieux vaut disparaître. Quand je devais lui téléphoner, je notais ce que je devais lui dire avant. Avec lui, vous devez aller droit au but, être précis et concis », témoigne un ancien collaborateur. Pour être sûr d?être bien compris, ce perfectionniste a tendance à répéter ses propos. Méticuleux à outrance, discipliné, ponctuel, Bérenger ne laisse rien au hasard, y compris son image. « Il la soigne un peu par coquetterie, mais parce qu?il connaît son importance en politique », explique son fils.

Ce documentaliste bien informé a le sens de l?histoire et des archives. Il garde et lit absolument tout : compte-rendus de réunions, rapports, journaux, magazines, rien ne lui échappe. Ce qui lui donne un avantage certain sur ses adversaires.

Il déteste d?ailleurs qu?on lise avant lui un magazine ou un document quelconque. Son autre atout : il est imbattable sur la politique internationale et a su cultiver ses relations avec des personnalités étrangères. « Si vous voulez connaître l?histoire des Comores ou savoir dans quels états indiens le BJP (le parti au pouvoir) est représenté, allez voir Bérenger », conseille un proche de l?alliance MSM-MMM.

Bérenger, qui parle créole par choix politique et anglais avec un accent épouvantable, est calculateur, mais mauvais tacticien. « C?est un livre ouvert », affirme un ancien MMM. Ses stratégies sont cousues de fil blanc. Mais s?il avait été bon stratège, il aurait préféré les échecs aux dominos et au poker ! « Son impulsion lui fait faire des bêtises, il agit trop vite », considère Sir Satcam Boolell qui estime que « sa force réside en sa capacité de persuasion, son langage et sa dextérité ». Avec cet émotif primaire aux réactions parfois puériles, on sait toujours où on en est : quand il est en colère, il devient cramoisi, quand il est content, ça se voit aussi !

En revanche, il sait jouer sur les mythes et les symboles. Ainsi sa fameuse « blessure » à l?arcade sourcilière ? une simple égratignure faite en tombant sur un caillou alors qu?il voulait échapper aux policiers en 1971 ? qu?il utilisera comme emblème de la brutalité policière pour sa campagne de 1983. « Il a compris dès le départ que pour un peuple analphabète, les symboles sont importants », analyse Dev Virahsawmy.

Comme bon nombre d?hommes publics, cette mécanique intellectuelle et politique bien huilée a deux faces. D?un côté, Bérenger, la bête politique qui s?épanouit dans la foule, le robot boulimique de travail qui semble avoir relégué sa vie personnelle au second plan, la machine de guerre qui ne s?embarrasse d?aucun scrupule pour parvenir à ses fins, l?autocrate colérique et maniaque, qui a lu Mein Kampf d?Hitler et Machiavel. Et puis, il y a Paul le timide, qui préfère les tête-à-tête aux petits groupes, qui siffle quand il est mal à l?aise, qui a besoin de se faire accompagner pour trouver ses marques, l?homme jovial et généreux de son temps, amateur de natation et de plongée sous-marine. Paul, sensible au charme féminin, à la bonne chère, au bon vin et au jazz. Ce Paul-là, celui qui voulait devenir journaliste et écrivait des poèmes, se montre plus volontiers à l?étranger. C?est qu?il a rangé Bérenger au vestiaire. Il devient alors un être « adorable et charmant ».

« Quand on dit qu?il est égocentrique, c?est faux, s?insurge Paul-Emmanuel. En privé, il ne parle presque jamais de lui, ne se donne pas en exemple et est plutôt ouvert à ses proches. De même, il ne nous a jamais rien imposé contre notre volonté.»

C?est avec ce dernier que Jocelyn Deville, ancien directeur adjoint du MSIRI, a dû vivre en cette année universitaire 1966-67. Paul est un garçon joyeux, tranquille, déjà ordonné et toujours bien habillé. Il lit beaucoup, collectionne les livres et les documents, se couche et se lève tôt pour écrire des articles axés sur le social.

« La seule chose qui me dérangeait, c?était le bruit de sa machine à écrire dès cinq heures du matin », avoue Jocelyn Deville. Le jeudi soir, ils ne ratent sous aucun prétexte un dessin animé en vogue, The Magic Roundabout, et Top of the Pops, une émission musicale. Comme tous les jeunes, ils écoutent beaucoup de musique. « Il aimait particulièrement une symphonie de Mahler et Jumping at the Wood Side, une chanson de jazz. » Il peint au couteau des paysages qu?il détruit parce qu?il n?est pas satisfait.

Et pendant les vacances d?été, il n?hésite pas à travailler pendant deux mois dans une conserverie de petits pois dans l?Est de l?Angleterre. « On a aussi été peintres en bâtiment, toujours dans la même usine. Pour se faire plus d?argent, on travaillait à plus de 15 pieds de haut. On appelait ça le danger money. »

Si Paul cache mal ses émotions ? c?est le seul politicien à avoir pleuré en public à la défaite de Sheila Bappoo, sa colistière aux élections de décembre 1976 ? Bérenger le dur et le pudique refoule ses sentiments, sauf pour ses trois enfants, avec lesquels il s?est toujours montré affectueux et proche. « Il est même presque trop protecteur, estime Paul-Emmanuel, qui semble n?avoir pas souffert de ses absences. Quand il n?était pas présent physiquement, il l?était toujours via les journaux ! Et puis, les retrouvailles effaçaient tout ! » S?il n?est pas sentimental, cela ne veut pas dire qu?il soit dépourvu de sensibilité. Encore aujourd?hui, il compatit avec les pauvres et les exploités, même si « cet ancien marxiste est devenu un aristocrate pro-américain », selon Yousuf Mohamed. Quelque part, Bérenger a dû oublier Paul en route. « C?est dommage, il avait de la poésie dans le c?ur », regrette Dev Virahsawmy.

Avec un tel tempérament, ses relations avec les autres ne peuvent qu?être conflictuelles. « Il a toujours dit qu?en politique, il n?y a pas de sentiment », assure Yousuf Mohamed. « On est ami avec lui tant qu?on est d?accord avec lui politiquement ou qu?il a un intérêt caché, sinon ce sont les oubliettes », témoigne Darham Fokeer. Cet introverti communique mal. « C?est vrai que sa sociabilité n?est pas sa qualité principale », confirme son fils. « Il a tant blessé ses amis, qu?il n?en a plus, affirme Jack Bizlall. Ses rapports avec les autres sont toujours suspendus à un fil. Il suffit d?un rien pour que ça casse. » Mais en même temps, il génère une aliénation chez ceux qui dépendent de lui émotionnellement.

Cette dépendance affective est palpable et acceptée par ceux qui la subissent. « Cela me fait de la peine de voir que j?ai été mis sur la touche. Mais ce qui m?intéresse, c?est ce qu?on peut faire ensemble », avoue Darham Fokeer, qui a réintégré le parti en 2001. Ainsi, quelle que soit l?humiliation ou la trahison qu?il a pu infliger aux autres, on aime Bérenger d?un amour à sens unique.

On sent beaucoup de nostalgie chez les militants de l?époque. Pour eux, Paul Bérenger symbolise leur jeunesse. Et c?est par fidélité à cette jeunesse perdue qu?ils éprouvent de l?indulgence à son égard. On pardonne toujours à sa jeunesse.

Et puis, si on en veut à Bérenger, on absout Paul, parce qu?il se cache au c?ur de chacun d?entre eux. Chaque militant a entraperçu, un jour ou l?autre, ce Paul finalement attachant. Le drame, c?est que cette génération soixante-huitarde ne s?est pas rendu compte qu?elle vieillissait. Elle vit son passé au présent.

En s?installant sur le trône, Paul Bérenger va définitivement reléguer sa veste en cuir au rayon des souvenirs héroïques. Le chef de parti devra apprendre à devenir un homme d?État. Avec lui, une histoire, celle d?un peuple et d?un parti, était née et a vécu. Aujourd?hui, le cycle s?achève et en même temps, l?histoire d?un mouvement militant. Bérenger existe, il doit juste se réinventer «Il a commencé par le goupillon, puis il a choisi l?épée pour finalement s?asseoir sur le trône.»

Il s?est malgré tout bonifié avec les années », assure son fils Paul-Emmanuel.

Isabelle MOTCHANE-BRUN