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Chanson «engagée» - Polico Crapo: fausse note des autorités

26 juin 2022, 18:00

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Chanson «engagée» - Polico Crapo: fausse note des autorités

Le titre, qui a récolté plus de 2 millions de vues en six mois, rien que sur YouTube, ne cesse de faire parler de lui. Alors que cette chanson est entonnée partout, y compris dans des collèges, dans la rue, dans les fêtes, un des interprètes a été arrêté parce qu’il l’a chantée dans un mariage, devant des enfants, les policiers affirmant que les paroles étaient «dégradantes». Ce qui se dégrade surtout, c’est la liberté d’expression, affirment nos illustres interlocuteurs…

L’arrestation d’Ivander Jummun, un des auteurs et interprètes du tube «Polico Crapo», a créé une vague d’indignation dans le monde artistique. Au-delà de la question de liberté d’expression, qui selon plusieurs artistes, est en danger, cette arrestation remet sur le devant de la scène la chanson engagée et sa contribution à la société mauricienne.

La partition de la chanson engagée à Maurice serait incomplète sans Nitish Joganah, membre de Soley Ruz, groupe fondé en 1979. «Santé angazé pa zis politik sa», dit-il sans détour. Les chanteurs engagés, contrairement aux artistes commerciaux, font passer des messages à travers leurs textes. La dénonciation porte sur plusieurs sujets : la drogue, la corruption, la fraude et tout le système. «De ce fait, nous sommes automatiquement associés à l’opposition même si nous restons très loin de tous les partis politiques.» Puis, contrairement à la croyance populaire, il n’y a pas que des critiques. Pour illustrer ses propos, il rappelle les fois où il a chanté pour sensibiliser au sida ou encore, l’importance du don de sang. Ce ne sont pas que des chansons qui font rêver, mais qui éveillent la conscience sur un sujet en particulier.

Mais les origines de la chanson engagée sont indéniables. «C’était un combat pour une reconnaissance de la langue kreol», dit Nitish Joganah. L’historien Jocelyn Chan Low estime que la chanson engagée à Maurice existe depuis l’époque de l’esclavage. D’ailleurs, précise-t-il, le séga était à l’origine un genre musical de revendication. «Dans la chanson Jeremie pe vini, qui parle du procureur John Jeremie venant pour abolir l’esclavage, mais qui fut repoussé par les colons, il y a des bribes qui poussent à dire que c’est une chanson engagée. Tout était fait pour que sa venue reste secrète. Mais les chansons de l’époque dé- montrent que les esclaves étaient au courant. C’était une chanson de résistance.» Mais l’engagement peut prendre plusieurs formes. Donn to lamé pran mo lamé des frères Gowry, par exemple, a été diffusée massivement pendant les bagarres raciales de 1965 pour calmer les foules. «Cette chanson, qui parle d’unité, est aussi une chanson engagée.»

La politique

À travers la chanson engagée s’écrit l’histoire politique du pays, même si l’origine était loin de cette scène. Dev Virahsawmy, fondateur du Group Soley Ruz, se rappelle les débuts. La base était pour une reconnaissance de la langue kreol et apporter de la poésie dans les textes. L’idée derrière Soley Ruz était d’utiliser le kreol pour parler de faits de société et faire le point entre l’Orient et l’Occident. Ainsi, dans les instruments utilisés, le tabla côtoyait les guitares, le sitar, la batterie. «Il fallait des textes de qualité, et nous nous y sommes mis». Nitish Joganah, des décennies après, est toujours fier de Pookni pleigne inn deranz li, un style qui, jusqu’à présent, était absent de la musique.

Mais ce combat pour la langue n’est pas passé uniquement par la musique. Il y a aussi eu des pièces de théâtre. Une des créations de Dev Virahsawmy, Li, écrit alors qu’il était en prison en 1967, a été censurée par le gouvernement de l’époque lorsqu’il proposait de la jouer sur scène en 1972. Contournant le problème, il l’a fait traduire en français par des amis de la Réunion; la pièce a ensuite été présentée à un concours de RFI et obtenu le premier prix. Comme la MBC avait un accord avec la radio française et était tenu de passer Li, la censure n’a pas eu l’effet escompté finalement. Par la suite, l’auteur s’est mis à écrire d’autres pièces satiriques comme Zeneral Makbef ou Dokter Pieni. Les messages étaient indéniablement politiques. Puis est venu Zozef ek so palto l’arkensiel, et le kreol a commencé son ascension vers les hautes couches de la société. Le but était clair : faire de la langue une identité du pays.

Au milieu de tout cela, alors qu’il militait pour que le kreol soit une langue reconnue et qu’il était honni dans le monde intellectuel, Dev Virahsawmy avait été approché par Paul Bérenger, et les prémices de la création du MMM ont été lancés. «Je ne parlerai pas que de la chanson. Je parlerai de l’art engagé. Toutes les formes d’art, qui avaient pour but certes de dénoncer mais aussi d’œuvrer pour la langue maternelle, ont débouché sur la création du parti», dit-il.

Jocelyn Chan Low attribue aussi le succès de 1982, soit le premier 60-0 de l’histoire, à la popularité des chansons engagées qui ont été quelque peu récupérées par la gauche car les chansons étaient contre le système capitaliste. Cependant, Dev Virahsawmy estime qu’après Soley Ruz, le champ d’action des chanteurs était limité et ces derniers n’occupaient pas toute la scène artistique. Mais la politique n’est pas tout. «La conscience noire a été éveillée à travers la chanson engagée. Ras Natty Baby, par exemple, a chanté dans ce sens», rappelle l’historien. L’inspiration était le reggae.

L’arrestation : Un danger pour l’art

Jocelyn Chan Low est catégorique. L’ICTA, utilisée pour l’arrestation d’Ivander Jummun, peut mener vers un régime totalitaire. «Nous ne parlons pas d’une chanson qui offense une religion. C’est une chanson qui parle d’un fait de société», rappelle-t-il. Il affirme, encore une fois, que la chanson engagée a joué son rôle à plusieurs reprises à Maurice, que ce soit pour le rassemblement ou l’éveil d’une identité et d’une prise de conscience dans les années 1970. Il estime que l’arrestation est une attaque contre les expressions artistiques. «Et il se passe quoi si cette loi est en elle-même une annoyance pour les artistes ?»