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Decaen: Le dernier gouverneur français, ce mal aimé

28 mars 2022, 19:44

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Decaen: Le dernier gouverneur français, ce mal aimé

Le capitaine-général Decaen a laissé l’image d’un personnage «dur» et «hautain». Il est celui qui a capitulé au nom de la France face aux Anglais en 1810. Pour son 38e ouvrage, le professeur Serge Rivière exhume l’un des trésors de la Bibliothèque Carnegie : le journal de bord d’un matelot qui a fait le voyage de Brest vers Pondichéry puis à l’île de France avec Decaen. Le Général Decaen met le cap sur l’isle de France Voyage dans les Indes orientales sur le vaisseau Le Marengo (1803-1806) sera lancé le mercredi 30 mars. L’ouvrage est publié aux Éditions de l’océan Indien avec le soutien de la municipalité de Curepipe.

Un personnage «paradoxal»

Decaen est pour Serge Rivière un personnage «paradoxal». Il est un «bon officier respecté par Napoléon Bonaparte». Avant son départ pour Pondichéry, où Napoléon Bonaparte l’a nommé capitaine-général des établissements français en Inde et gouverneur général de l’île Bourbon et de l’île de France, Decaen et son épouse sont reçus par Napoléon Bonaparte.

Le chercheur décrit aussi Decaen comme ayant un caractère «fougueux», avec un «air supérieur». En tant que gouverneur de l’île de France, il «ignore les deux assemblées élues». Il se donne des pouvoirs pour «contrôler le transport maritime dans le port», prérogative qui revient à celui qui commande les troupes : le contre-amiral de Linois.

Parmi ceux que Decaen a traités de «manière agressive» figure le navigateur anglais Matthew Flinders, explique Serge Rivière. L’Anglais débarque à l’île de France en décembre 1803, «trois mois après Decaen». Le navigateur a un «passeport qui ne correspond pas à son bateau, Le Cumberland». Il va voir le capitainegénéral Decaen, sauf que celui-ci, qui est en train de dîner, «refuse de le recevoir. Le lendemain, Decaen invite Flinders à dîner à Pamplemousses, mais ce dernier décline l’invitation. On dit que Decaen en a été tellement offensé qu’il a gardé Flinders prisonnier pendant six ans et demi». À l’époque, «on a aussi cru que Flinders était un espion. La guerre entre la France et l’Angleterre avait éclaté sans que Flinders ne le sache».

Dans ses lettres, Flinders appelle Decaen, ce «monstre», disant qu’il n’a pas de principes moraux, rappelle Serge Rivière. Il est l’auteur de My dear friend, une étude des lettres de Flinders à son ami Thomi Pitot, pendant son exil à l’île de France. Des lettres qui sont conservées à la Bibliothèque Carnegie, à Curepipe.

Le contexte historique

Anglais et Français se font la guerre pour l’Inde

En 1803, Charles Mathieu Isidore Decaen est nommé capitaine général des établissements français en Inde et gouverneur général de l’île Bourbon et de l’île de France. Il a 34 ans. «C’est à ce soldat qui s’est illustré sur le Rhin que Napoléon Bonaparte demande de diriger les possessions françaises en Inde», explique le professeur Serge Rivière. Le voyage de Decaen à bord du navire «Le Marengo», vers l’Inde intervient suite à la paix d’Amiens, qui prévoit que les Britanniques restituent à la France – et ses alliées – les colonies conquises. Cette paix ne dure qu’un an. Decaen quitte Brest en mars 1803 et arrive à Pondichéry en juillet de la même année. Mais sur place, Lord Wellesley, le gouverneur général de l’Inde, «refuse de rendre les possessions légalement françaises. Napoléon Bonaparte avait un rêve : rendre l’Inde – et l’Australie – françaises», précise le chercheur. Les Français déclarent alors la guerre aux Anglais, «en mai 1803 sans que Decaen ne le sache». Avec le refus de Lord Wellesley, le capitaine-général reprend la mer, «revient sur ses pas» et prend son poste de gouverneur de Bourbon et de l’île de France.

Pourquoi il n’y a pas de statue de lui ?

Le chercheur affirme s’être demandé : pourquoi n’y a-t-il pas de buste ou de statue de Decaen ? «Tous les historiens disent que malgré son attitude hautaine envers les assemblées élues, il a fini par s’attirer la bienveillance des colons», ajoute Serge Rivière.

Le capitaine-général a laissé son nom à la piastre Decaen, «une pièce de monnaie fabriquée à partir d’argent récupéré à la suite de la capture d’un navire portugais». Elle est frappée de l’inscription «îles de France et Bonaparte», entourant l’aigle impérial. La piastre Decaen vaut aujourd’hui «des milliers d’euros».

Decaen est le gouverneur français qui a capitulé face aux Britanniques. En sous-effectif militaire, «il n’avait pas les moyens de défendre l’île de France». Il nous a laissé des fortifications, dont les Casernes Decaen. Cet édifice, situé vis-à-vis des Casernes centrales et ayant notamment servi de bureau à la Central Water Authority, puis ayant abrité des marchands ambulants, a été démoli. Les pierres ont été intégrées à l’Urban Terminal de la gare Victoria. «Les Casernes Decaen ont aussi accueilli les bureaux du géographe Lislet Geoffroy», souligne Serge Rivière.

Le gouverneur Decaen est connu pour avoir créé le port de Mahébourg. Il a aussi élaboré le Code Decaen, «en regroupant trois Codes de Napoléon : un Code de commerce, un Code de procédures et un Code civil». Une rue à Forest-Side, Curepipe, qui porte le nom de Général Decaen, rappelle aussi sa mémoire.

La querelle de chefs

Le contre-amiral comte de Linois doit diriger les forces françaises en Inde. Il voyage à bord du même bateau que Decaen. Dès le départ, l'animosité s'installe. Decaen reproche à Linois de ne pas avoir prévu assez de place à bord pour son épouse et lui.

Le voyage à bord du Marengo (de Brest à Pondichéry puis de retour à l’île de France) est marqué par les querelles et la vive antipathie entre Decaen et celui qui doit gouverner les forces françaises aux Indes, le contre-amiral Charles Alexandre Léon, comte Durand de Linois. Qu’est-ce qui provoque ces frictions ?

Madame Decaen, née Marie-Anne Bichon de Barrois, suit son époux à Pondichéry. La traversée se fait sur Le Marengo, une frégate de 55 mètres, avec près de 600 hommes à bord. «Decaen proteste qu’il n’y a pas assez d’espace à bord pour son épouse et lui.» Linois va leur céder d’autres quartiers, mais cela n’arrange pas la situation. L’animosité s’installe entre les deux hommes et continue même quand ils sont à l’île de France.

Decaen a tenu le navigateur britannique Matthew Flinders prisonnier à l'île de France de 1803 à 1810. Flinders a été soupçonné d'être un espion.

Les querelles sont également causées par la conduite de Linois, qui «déçoit Decaen» par sa prudence sur le terrain. «Napoléon Bonaparte sera très en colère quand Linois laissera passer un convoi richissime de Chine.» À cause de sa prudence, Linois perd «tous les combats navals qu’il entreprend», dont celui du Cap Vert, où il est fait prisonnier avant d’être envoyé en Angleterre. «Decaen méprise Linois pour son manque de courage.»

C’est Napoléon Bonaparte qui nomme Decaen gouverneur général de l’Inde et des îles de l'océan Indien.

Ce qui n’empêche pas que les deux noms – Decaen et Linois – soient inscrits sur l’Arc de Triomphe à Paris. Serge Rivière souligne que pour Napoléon, la capitulation de 1810 est «si honorable qu’il n’en a jamais vu de plus belle».

Qui était François Lescot, l’auteur du journal de bord ?

Le journal de bord inédit de François Lescot est le quatrième ouvrage que le professeur Serge Rivière tire des trésors conservés à la Bibliothèque Carnegie.

Le journal de bord de François Lescot qui était sur navire Le Marengo (1803-1806) est conservé à la Bibliothèque Carnegie, à Curepipe. François Lescot a fait le voyage sur le même bateau que le capitaine-général Decaen.

Qui était François Lescot ? «La seule chose que l’on sache, indique Serge Rivière, c’est qu’il est Parisien et qu’il est matelot 3e classe.»

En avant-propos de l’ouvrage qui sera lancé le 30 mars, le professeur Rivière précise : «Le service historique de la défense (…) n’a trouvé aucun dossier du nom de François Lescot.» C’est aux Archives nationales, à Coromandel, que le chercheur a trouvé la liste des membres d’équipage du navire Le Marengo, qui situe François Lescot comme «matelot 3e classe».

Nouvelle pépite de la Bibliothèque Carnegie

C’est le quatrième ouvrage que Serge Rivière tire d’un manuscrit conservé à la Bibliothèque Carnegie, à Curepipe. «L’une de mes démarches en tant que chercheur n’est pas de toujours travailler pour moi mais aussi pour les autres.» Première étape : déchiffrer l’original, avant de l’analyser et de l’annoter, «pour aider le lecteur à comprendre le contexte, puis le texte lui-même».

Cette diffusion d’un document d’époque conservé à la Bibliothèque Carnegie est un moyen de «préserver le patrimoine culturel». Car le manuscrit du journal de bord de François Lescot – d’où est tiré le récit le voyage de Decaen de la France vers l’Inde et l’île de France – est dans un «état fragile», souligne Serge Rivière. «Il faut absolument que le bâtiment soit construit à Moka (NdlR, Culture House qui de longue date doit réunir les Archives nationales et la Bibliothèque nationale sous un même toit) pour préserver les documents. Puisqu’il n’y a pas un budget pour les numériser, l’autre moyen de les préserver est de les retranscrire et de les présenter comme des livres, auquel tous les chercheurs peuvent avoir accès.»

Cette planche est dans le manuscrit du matelot François Lescot, conservé à la Bibliothèque Carnegie, à Curepipe.

Cette démarche de décryptage de manuscrits anciens, Serge Rivière l’a entamée depuis «1990 en Australie». Avec le récit du voyage de Decaen de la France à Pondichéry puis vers l’île de France, c’est le huitième manuscrit que le chercheur transforme en livre.

Une démarche qui se caractérise par une patience infinie pour déchiffrer l’écriture de l’époque. «Dans le cas de François Lescot, c’était moins difficile que pour le journal de Mahé de La Bourdonnais (NdlR, retranscrit dans La plume et l’épée paru en 2005)». Le chercheur rappelle que Mahé de La Bourdonnais «n’utilisait aucun signe de ponctuation. Dans des cas comme cela, il faut lire le manuscrit à haute voix».

Serge Rivière souligne que le manuscrit Voyage dans les Indes Orientales sur le vaisseau Le Marengo, ne comporte pas de ratures. «Il me semble qu’il a été recopié avec soin et précision.» Le manuscrit contient aussi des dessins en couleurs. Serge Rivière explique qu’il a travaillé sur le manuscrit il y a quatre ans. «C’est resté dans un tiroir pendant un an et demi, jusqu’à ce que la municipalité de Curepipe et les Éditions de l’océan Indien acceptent de le publier.»