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Alain Gordon-Gentil: «Ce livre est tout sauf objectif !»

21 décembre 2019, 19:00

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Alain Gordon-Gentil: «Ce livre est tout sauf objectif !»

A comme amour, F comme féroce. Votre abécédaire a des mots durs pour le vécu mauricien. C’est le prix de la lucidité ? 
Sans doute un peu. La lucidité, c’est comme des chaussures de plomb. Elles vous stabilisent et vous empêchent d’être ballotté, mais en même temps, elles vous empêchent aussi de vous envoler. Si c’est pour vivre sans pouvoir s’envoler, rêver, ressentir une certaine légèreté, la vie serait d’un ennui prodigieux, d’une stérilité désespérante. Le combat intime est là : mettre suffisamment de force dans ses rêves pour pouvoir défier le poids de la lucidité. C’est un combat sans fin, qui finit par devenir tellement naturel que je ne me rends même pas compte que cela en est un. Un des poètes les plus émouvants, René Char, assure que «la lucidité est la blessure la plus rapprochée de soleil», il a sans doute raison. Me mwa touletan mo ena dan mo latet enn ti stok rev. Rev li kouma dir enn la krem Biafin, qui soulaz brilir lisidité.

Quelle Île Maurice avez-vous souhaité définir? 
Je n’ai pas essayé de définir notre pays. J’ai juste essayé d’en parler librement, comme on parle d’un vieil ami très cher, que l’on connaît depuis longtemps. Sans me soucier du politiquement correct, en essayant tout simplement de dire ce que je ressentais. Il s’agit d’un exercice d’écriture, qui m’a beaucoup plu. Un joyeux mélange de douceur, de férocité, de lucidité (décidément) nécessaire. J’ai essayé de faire un portrait à ma manière, avec mes couleurs, ma perception des choses. Mais aussi avec humour et sans me prendre au sérieux. Il y a assez de gens qui se prennent au sérieux, pour que je ne vienne pas ajouter un nouveau patient à cette maladie grave.

Pour raconter l’existence d’une fumerie d’opium à Chinatown, ou à Z comme Zezayer, vous faites appel à vos souvenirs de journaliste. C’est pour renforcer l’objectivité de l’ouvrage ? 
Le journalisme c’est comme le sparadrap du capitaine Haddock. Il vous colle à la peau, ne vous lâche pas. J’ai exercé le journalisme sans interruption et à plein-temps pendant plus de 20 ans. Puis en animant des rubriques régulières pendant plus de 12 ans. C’est donc un long séjour en terre presse. J’en garde le souvenir d’un espace de vie où j’ai appris à savoir regarder. Là où j’ai fait tant de rencontres, qui m’ont appris la vie. C’est de là qu’est née mon envie d’écrire des romans. Ce que j’aime dans ce métier, c’est le terrain. Regarder vivre les humains, essayer de comprendre l’incompréhensible: les injustices, la douleur de la misère, essayer de saisir le mécanisme des joies simples (quand on comprend ça, beaucoup de choses s’éclairent d’un jour nouveau), bref c’est pour vous dire que le journalisme est toujours ancré en moi. Il fait partie de ma vie. Quand je parle de Maurice, c’est bien sûr le regard du journaliste aussi. Mais pour répondre à votre question, ce livre est tout sauf objectif ! C’est juste quelqu’un, qui parle de son pays, du pays qu’il aime et qui, souvent, lui fait peur.

Par moments, vous vous adressez au touriste et à d’autres, à vos compatriotes. À qui est destiné cet abécédaire ? 
Je crois qu’il s’adresse aux deux. Il veut parler à ceux que ce pays touche, à ceux que cette île ne laisse pas insensibles. Je leur propose le regard personnel de quelqu’un, qui y vit depuis son enfance, et qui a envie de raconter les émotions, les colères. J’ai rencontré des étrangers, qui aiment autant Maurice que des Mauriciens. Mais c’est vrai que la tonalité du livre laisse comprendre qu’il ne s’adresse pas seulement aux Mauriciens.

À la lettre F ne figure pas la Fédération des Bourgeois Indignés (F.B.I), pourtant vous en égratignez pas mal dans l’ouvrage. 
Ah la F.B.I! Elle nécessiterait à elle toute seule un livre ! L’embourgeoisement de nos sociétés est un phénomène, qui fait se disloquer ces mêmes sociétés. L’embourgeoisement n’a rien à voir avec les riches ou les pauvres. Il frappe à tous les niveaux. Un exemple : tout le monde se plaint, et avec raison, du non-renouvellement de la classe politique dans notre pays ; ce qui sclérose notre avenir. La question qui suit est logique: mais où est donc la nouvelle génération ? Où elle est ?! Occupée à s’endetter pour une grosse voiture, pour l’achat d’une maison et d’autres biens matériels car il n’est pas question d’être locataire, même si on a 25 ou 30 ans (ça fait pauvre). À essayer de trouver la zénitude avec des coachs de vie et des cours de bien-être en groupe. Tout cela n’a rien de mal en soi. Après tout, c’est un choix de vie qu’on doit respecter. 

Mais en même temps, la société en paie le prix. Comment s’engager pour le bien commun, prendre des risques pour des convictions (si on en a), quand on est à ce point endetté pour au minimum un quart de siècle ? On a peur. Le système capitaliste est la plus puissante des prisons. Elle est d’autant plus puissante que les prisonniers sont des volontaires, qui aiment ça. Alors on essaie de se donner bonne conscience en se faisant son petit engagement sur Facebook ou au micro des radios privées, où l’on donne avec assurance son opinion sur tout, dans le confort de sa maison. S’indigner est bien sympathique mais si ça s’arrête là, si c’est juste bon à permettre à Stéphane Hessel de vendre des millions de livres, ça n’a pas grand intérêt. Le désengagement de notre jeunesse est très inquiétant. Mais les dernières élections donnent des raisons d’espérer. D’abord beaucoup de nouvelles têtes se sont engagées dans des partis traditionnels, mais aussi et surtout, de nombreux jeunes se mobilisent actuellement pour sortir de la politique mainstream. Le pays en a vraiment besoin, je le pense. Ces jeunes portent, me concernant, une grande espérance.

Dans le parcours de l’écrivain, réaliser un abécédaire est-il un palier ? 
Pas du tout. C’est juste un livre, qui parle de Maurice, sans prétention, sur le ton de la chronique sociale. J’ai tellement de livres que je dois écrire, que j’ai envie d’écrire. Celui-là était l’un d’eux. Je travaille actuellement sur un roman, le septième. Il s’intitule Où vont les ombres quand la nuit vient ?

Y-a-t-il un/des mots que vous avez omis ? Si oui, pourquoi ? 
Franchement je ne sais pas. La question ne se pose pas comme ça. Ce livre a été écrit avec une telle spontanéité. Pas de plan longuement préparé. Juste une sorte de déambulation légèrement nonchalante.