
«Cultiver sa nourriture, c’est comme imprimer son propre argent.» C’est bénéfique non seulement pour le porte-monnaie, comme le veut la devise, mais aussi, et surtout, pour la santé et l’environnement, si la volonté y est. Même si le chemin vers l’autosuffisance est encore très long, cette pratique adoptée par bon nombre depuis le chaos nommé Covid-19 peut et doit être encouragée. Découvrons cette ferme située à Bois-Rouge.
Just Natural. Un nom loin d’être fortuit. J pour Jérôme et N pour Nathalie Venis-Randabel, les propriétaires. Leur ferme d’un peu plus de deux arpents est située au bout d’un labyrinthe terreux se déroulant au beau milieu des champs de canne à Bois-Rouge, petit village niché entre Belle-Vue Harel et Beau-Plan. Malgré les quatre panneaux indicateurs, les propriétaires n’hésitent pas à aller rencontrer les visiteurs perdus en chemin. L’aventure peut d’ores et déjà commencer.
La ferme est sortie des terres d’un champ de canne abandonné en 2021. En mai 2022, le couple a racheté le terrain avoisinant qui était occupé par Farmcity, pour pouvoir recevoir des visiteurs, dont des groupes d’écoliers et autres. La ferme s’étend aujourd’hui sur un peu plus de deux arpents. La spécialité de Just Natural : l’agriculture régénérative (ou «régénératrice»). Alors en quoi cela diffère de l’agriculture raisonnée, l’agroécologie, la permaculture et ainsi de suite ?
Nathalie se lance. «Ici, on travaille avec la nature au lieu de travailler contre elle pour faire pousser des choses. Le mode d’emploi s’articule autour du zéro-déchet et zéro-pesticides/herbicides, de la fabrication de compost à partir des déchets organiques mélangés au fumier des poulets de la ferme et la récupération de l’eau de pluie.» En somme, une agriculture qui prône la régénération des sols. Le respect de la planète et la santé du corps et de l’esprit ont toute leur importance pour Jérôme et Nathalie, même si deux ans après leurs débuts, leur concept ne rapporte pas encore grand-chose financièrement.
Un jeudi bucolique
Une fois le portail ouvrant sur un vaste jardin franchi, le visiteur est accueilli par Toffee, le gardien quadrupède, et la maîtresse des lieux, Nathalie. Cela fait deux ans que cette ancienne directrice générale dans le secteur pétrolier et gazier a troqué ses habits de haut cadre pour des bottes, un chapeau et un chemisier à manches longues. Direction : la terrasse ouverte entre deux conteneurs servant de cuisine où sont préparés des repas et boissons à partir des produits récoltés du jardin, de salle de douche et de bureau respectivement.
C’est ici avec le zéphyr vous caressant le visage et autour d’une rafraîchissante limonade-roselle (il faut faire bouillir la roselle avec du sucre pour couper l’acidité avant de séparer les fleurs et ajouter de la limonade) que la présentation est faite, juste avant le tour du propriétaire. Une ferme avec tout son charme rustique au rythme du chant des oiseaux.
Chez Just Natural, on retrouve différentes variétés de laitue, comme la Roma, la Lollo Rossa, des radis, des choux, du manioc, des oignons, des fruits, comme la fraise, la papaye rodrigue (une seule peut peser jusqu’à 15 kg) et solo, la roselle, le fruit de la passion, l’ananas, le noni, le corossol, le jambourgeois, la pomme cannelle, aussi connue comme «zatte» ou «atte», et la banane. Du piment, des épices, thym, persil, romarin, basilic citronné, mauve, thaï ou normal. On y trouve aussi des poulets, des œufs et dans quelques mois, du miel, si tout se passe bien. Les propriétaires ont aussi mis en terre des plantes endémiques, comme le veloutier, le vacoas, le bois d’Ébène et possèdent également un vermicomposteur plein de vers hérités des anciens propriétaires.
Du gaz polluant à l’agriculture régénérative
Nathalie, qui est née à La Réunion et a grandi aux Pays Bas, s’est installée dans l’île depuis 2012. C’est le pétrole et le gaz qui l’ont menée jusqu’ici où elle a refait sa vie avec Jérôme, un fils du sol. Au bout de 30 ans de carrière dans le gaz, dont 12 comme General Manager, qui a participé à l’installation d’un grand entrepôt de gaz ménager dans le port, elle plaque tout en 2020. Le Covid-19 bat alors son plein.
«Depuis 2018, je savais que je devais changer. Pour mes 50 ans, j’ai fait un voyage symbolique autour du monde pendant 50 jours à visiter dix pays dans cinq continents, où j’ai eu l’occasion d’échanger avec des inconnus de différentes couches sociales. J’étais bien payée et menais une vie confortable mais ce qui me manquait, c’est le contact direct avec des gens et la satisfaction de faire quelque chose qui impacte positivement des personnes. Après avoir enlevé le carbone, j’en remets maintenant», s’exclame-t-elle, sourire aux lèvres.
Quand le Covid-19 est arrivé, comme elle est végétarienne, elle a très vite commencé à manquer de légumes qui «n’étaient pas noyés dans les pesticides». D’autant qu’elle trouve que manger sainement n’est pas donné à tous. Même elle, qui pouvait se le permettre, trouve ces produits «ridiculement chers en supermarché» et refuse de soutenir quelque chose qui ne le mérite pas. Comme d’autres Mauriciens, elle décide de mettre la main à la terre pour produire. Il fallait pour ça, un terrain.
Son mari, qui a un emploi à temps plein, est d’accord que le couple perde la moitié de ses revenus. «D’ailleurs, il est plus qu’enthousiaste et regrette même qu’il doive aller travailler. Il est ici avec moi chaque matin.» L’intérêt croissant, c’est sur YouTube, à travers les vidéos intitulées Kiss The Ground, qu’elle découvre pour la première fois l’agriculture régénérative. «Je prends alors vraiment conscience comment l’agriculture conventionnelle avec les machines, les pesticides, produits chimiques et autres, a fini par détruire notre terre. D’où les difficultés à faire pousser des choses, les soudaines montées des eaux, entre autres problèmes», explique Nathalie.
Notre interlocutrice sait pertinemment bien aussi qu’il y a pas mal de petits planteurs. «C’est hélas mal organisé et ce n’est pas leur faute. Sans compter qu’il est difficile de concurrencer des produits importés. Puis, je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de parents à Maurice qui incitent leurs enfants à devenir petits planteurs. J’ai aussi vu des enfants qui ne savent pas d’où provient ce que nous mangeons. Tout cela mis ensemble, voilà comment ce qui a commencé comme un passetemps est devenu une mission.» D’où le concept de proposer aux gens de venir visiter la ferme avec leurs enfants, de toucher, goûter et récolter eux-mêmes, leurs fruits, légumes et herbes aromatiques et médicinales.
Histoire de se reconnecter avec la nature en espérant que les gens vont apprécier la profession. Pour Nathalie, il faut arrêter d’appeler ceux qui travaillent pour la santé du corps et de l’esprit et le respect de la planète, des petits planteurs. «Je trouve qu’on est des food heroes. Chaque village devrait avoir une ferme comme ça.» Depuis cinq mois, d’autres food heroes du pays et elle se rassemblent une fois par mois dans la ferme de l’un d’entre eux pour échanger et s’entraider d’une façon ou d’une autre. Elle espère que d’ici un an, le groupe sera assez grand avec des antennes comme points de rencontre dans les quatre coins de l’île.
Nathalie a dû vendre son appartement pour financer l’achat de la seconde parcelle de terrain de la ferme. Elle y a fait installer une tiny house avec deux conteneurs de 20 pieds chacun surplombant une food forest avec du fruit à pain et autres en gestation. Elle a surtout inscrit Just Natural sur le site web Work Away Info où des bénévoles à partir de 18 ans à travers le monde peuvent trouver un logement en échange de quelques heures de travail. Just Natural peut compter sur un jardinier à temps plein mais aussi sur des volontaires d’organisations non gouvernementales ou autres qui viennent en groupe pour aider.
Au moment de notre visite, les propriétaires hébergeaient gratuitement deux Suissesses. En retour, elles travaillent trois heures au maximum par jour et peuvent découvrir le pays le reste du temps. La tiny house a aussi hébergé un Sicilien bien au fait avec la permaculture pendant trois mois. «C’était trois mois de ouf où il nous a aidés à revoir et à améliorer notre gestion de l’eau, d’autant plus que nous sommes dans le Nord. Il a su calculer combien de pluie nos toits pouvaient capter – et le volume en 15 minutes est énorme. Toute l’eau pluviale captée est canalisée dans des citernes qui, quand elles sont remplies, alimentent nos bassins, et là, une fois que l’eau déborde, elle converge vers des canaux creusés pour nous permettre de garder un maximum d’eau sur le terrain.»
Quand un site est entouré de champs de canne, comment mener à bien le concept d’agriculture régénérative ? «Il faut parler avec ses voisins, en l’occurrence Terra, ici. Ils nous écoutent, nous respectent et gardent leurs distances avec leurs pesticides», réplique-t-elle immédiatement. Elle fait alors ressortir que les deux raisons pour lesquelles Just Natural n’est pas certifiée est d’abord qu’elle trouve «bête de payer pour prouver faire les choses correctement là où les autres peuvent empoisonner les gens gratuitement».
Ensuite, même si elle peut contrôler à 100 % ce qu’elle fait dans sa ferme, elle ne peut toutefois pas contrôler son voisin si, lui, pulvérise son champ. «Je peux juste lui demander de faire attention, de bien guetter le vent, mais tôt ou tard, le produit peut aller dans la terre et puis infiltrer l’eau. Mais je dois dire qu’il y a beaucoup d’améliorations de nos voisins. Nous avons un puits et avons fait tester l’eau. Nous sommes soulagés qu’il n’y ait pas de résidu et donc, l’eau n’est pas contaminée.»
Nathalie est convaincue qu’il faut être généreux avec les connaissances, avoir le courage de partager et ne pas tout garder pour soi. «Je peux te garantir que ça revient toujours vers toi.»