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Il était une fois la presse…

17 janvier 2023, 09:03

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Il était une fois la presse…

Double événement. Les 250 ans de la presse mauricienne, considérée comme la plus ancienne de l’hémisphère Sud, coïncident, cette année, avec les 60 ans de l’express, le journal que vous lisez en ce moment. C’est un bien joli prétexte pour relater la grande fièvre des aventures folles et des entreprises insensées, comme la nôtre, qui ne s’arrêtent jamais, qui vont à la rencontre des lecteurs tous les jours, sept sur sept, qu’on soit jour férié, en temps cyclonique, ou forcé en confinement, voire boycotté ou menacé par un pouvoir liberticide. La presse mauricienne est une grande dame. Les faits jalonnant sa riche histoire, commencée en 1773, sont sacrés. Ils font partie intégrante de la construction de la nation, qui est retardée par un système électoral inique qui divise. Si Annonces, affiches et avis divers de Nicolas Lambert, le premier «journal», est publié en 1773 sous le régime colonial français, l’express prend, lui, naissance en 1963, à l’ère britannique, pour se positionner farouchement en faveur de l’Indépendance de Maurice. Au 18e siècle, les premiers journaux à Maurice sont surtout des feuilles commerciales – on vendait pêle-mêle des terrains, des esclaves, des matériaux de construction (et on annonçait, dans les feuilles culturelles et littéraires, les spectacles d’opéra et d’opérette). De parution sporadique, ils sont destinés à la classe possédante. À cette époque, le taux d’alphabétisation reste encore très bas.

À partir des années 1830, le ton des journaux change de manière drastique. Ces journaux se transforment alors en «véritables relais d’opinion». Entre-temps il y a eu la transition du régime colonial, les Britanniques succèdent aux Français à partir de 1810. Les Anglais voulaient une transition en douceur à l’ancienne Île de France. Ils offraient aux propriétaires sucriers – vrais détenteurs du pouvoir économique (ou du pouvoir tout court) sur l’île – toute la latitude possible pour continuer leurs activités commerciales et culturelles en français et ce, malgré le changement de statut dans l’île. Un exemple : le code Napoléon reste en vigueur et agit comme code civil alors que le code criminel est rédigé selon les lois britanniques. Paradoxalement – cette liberté d’expression, encouragée par la nouvelle administration anglaise, est revendiquée et utilisée par l’oligarchie sucrière qui en fait son médium de combat. Elle proteste contre l’abolition de l’esclavage brandie par les Anglais. Le courant abolitionniste fait alors grand bruit dans le monde. Dans le journal franco-mauricien, le Cernéen, qui paraît en 1832, les propriétaires mettent en avant le péril économique si on relâchait les esclaves – qui labouraient les plantations sucrières. Ils redoutent aussi pour leur propre sécurité et pensent que le pays sera plongé et que tout sera détruit, pillé, incendié. Un peu plus tard, la cause des descendants d’Africains sera elle aussi défendue dans la presse locale et ce, à travers d’autres titres d’opinion, à l’instar de La Balance, puis, entre autres, par La Sentinelle de Maurice, créée en 1843 par Remy Ollier.

Après l’abolition de l’esclavage (intervenue en 1835), les propriétaires sucriers se tournent vers l’Inde pour trouver de la main-d’œuvre (les anciens esclaves ne voulaient plus entendre parler des plantations sucrières). En 1909, le premier journal politique indo-mauricien, The Hindustani, sera lancé par Manilal Doctor, un avocat indien, dépêché à Maurice par le Mahatma Gandhi, pour défendre la cause des immigrés indiens, souvent maltraités, comme les esclaves dont ils avaient pris le relais sur les propriétés sucrières. Et les premiers journaux en mandarin apparaissent, eux, 1920. Dès lors, les journaux s’imbriquent de plus en plus dans le champ politico-ethnique – représenté par les quatre groupes identifiés dans la Constitution mauricienne : les hindous, les musulmans, les sino-mauriciens et la population générale (qui désigne les franco-mauriciens, l’ensemble de la population créole et les métisses). Tout en reflétant les intérêts divergents de la population – dont la démographie a été chamboulée par l’arrivée en masse des immigrés indiens qui sont désormais en majorité –, les journaux, de plus en plus nombreux, s’engagent dans les combats pro ou antinationalistes. Les deux principaux quotidiens de l’époque sont divisés sur le chemin de décolonisation à emprunter. Le Mauricien se prononce contre l’Indépendance, alors que l’express prend naissance pour mener campagne en faveur de l’Indépendance. Les pères fondateurs de l’express (Forget père et fils, Balancy, entre autres) épousent le combat de sir Seewoosagur Ramgoolam parce qu’ils croient en la capacité du pays, et de ses habitants, et ce, malgré les prédictions alarmistes des savants Meade et Naipaul qui entrevoyaient un avenir impossible pour notre pays. Mais une fois l’Indépendance acquise, l’express se démarque rapidement de l’action gouvernementale afin de pouvoir mieux exercer son regard critique de presse libre.

À ses débuts en 1963, l’express a été un engagement politique. C’est ce que nous relatons dans un livre-souvenir pour marquer les 60 ans de notre journal ; livre qui sortira en avril prochain. En voie de finalisation, c’est le récit d’une invention de presse hors norme, qui a pas mal bousculé sur son passage. C’est avant tout une aventure humaine, imprévisible et visionnaire. Une aventure racontée de l’intérieur de nos murs par Philippe A. Forget, Jean Claude de L’Estrac, Lindsay Rivière, Yvan Martial, Denis Ithier et l’auteur de ces lignes.

L’express, 60 ans déjà, quelle histoire ! En route vers le passé, embarqué vers le futur. On avoue que c’est une exploration étrange que de se plonger dans des souvenirs communs, qui sont aussi des souvenirs personnels et nationaux. Si bien des articles, ouvrages, travaux universitaires, et de livres commémoratifs ont jalonné le parcours de l’express depuis sa naissance, c’est la première fois, que le récit de notre journal réunit, en si bonne intelligence, différentes personnes et plumes qui ont façonné le produit qui a traversé les six dernières décennies. Comme un travail de journalistes, sur notre façon de concevoir le journalisme, et partant, l’express – qui a évolué au fil du temps et des transformations technologiques et sociétales. 60 ans après, plus de 21 000 éditions plus tard, alors que la vie numérique et les smartphones bouleversent les manières de produire et de consommer l’information, le souvenir du moment fondateur reste d’une étonnante modernité. Pour une raison simple : l’express, au début des années ’60 du siècle dernier, comme en ce début du XXIe siècle, doit encore et toujours faire le choix entre des possibles et des impossibles. Tous les jours nous faisons le choix de publier ou de ne pas publier – puisque tout publier relève du fantasme de ceux qui n’ont jamais été aux fourneaux, dans la cuisine, une vraie celle-là, d’un quotidien national qui ne s’arrête jamais. C’est pour cela que, contrairement aux politiciens – et aux humains – qui passent, on ne peut considérer la question de l’identité d’un journal comme le nôtre comme définitivement figée.

«En voie de finalisation, c’est le récit d’une invention de presse hors norme, qui a pas mal bousculé sur son passage. C’estavant tout une aventure humaine, imprévisible et visionnaire. Une aventure racontée de l’intérieur de nos murs par philippe a. Forget, jean claude de l’estrac, lindsay rivière, yvan martial, denis ithier et l’auteur de ces lignes.»

Avant la sortie de l’ouvrage, voici quelques exclusivités sur notre parcours, en contrastes, en couleurs. «J’ai été lecteur de ‘l’express’ avant d’en être le journaliste, un rédacteur de service et celui en chef (janvier 1984 à mars 1995). Mais je me suis toujours connu lecteur acharné de journaux et de livres d’auteurs mauriciens. Je n’ai pas 15 ans que le ‘Port-Louis, deux siècles d’histoire’ de l’Auguste Docteur Toussaint, les ‘Annales du Diocèse’ de Mgr Joseph Mamet, ‘Agaléga et les Zîles Là-haut’ du Père Roger Dussercle de ‘Port-Louis, l’Île de France historique et légendaire’ d’Hervé de Rauville, me sont familiers, tout comme ‘Polyte’ d’Auguste Esnouf, les ‘Pensées’ de Malcolm de Chazal, ‘Ameenah’ de Charoux, ‘Le Cycle de Pierre Flandre’ de Bob-Eddy Hart…», se souvient Yvan Martial. «Quand je rentre au pays natal,à la mi-1968, après six ans d’absence de la colonie, je découvre ‘l’express’, journal créé entretemps par l’aile créole du Parti travailliste, quand la population générale plébiscite la thèse extravagante du PMSD d’intégration au Royaume-Uni…»

«Le vieil escalier de bois est raide et étroit. Il débouche rapidement sur un vestibule vétuste et sombre. Une porte branlante donne accès au bureau du «Docteur», raconte, pour sa part, Jean Claude de L’Estrac. «C’est ainsi que tout le monde ici le dénomme dans un mélange et de respect et de crainte. J’ai rendez-vous avec le Docteur, le directeur de ‘l’express’. Un entretien d’embauche. Je suis rapidement invité à m’introduire dans une salle nouvellement construite, et tout en longueur où officie le patron. Une impression d’être introduit dans le Saint des saints. L’homme assis dernière un modeste petit desk est encore plus raide que son escalier. La sévérité de son regard est accentuée par le port de cordons à lunettes. Il me toise de la tête aux pieds avant de m’inviter à m’asseoir en face de lui. Sur sa table de travail, un magazine raturé à l’encre rouge d’un stylo à bille.» Fait intéressant, la chaîne humaine est incontournable dans un journal. C’est, en fait, Lindsay Rivière qui amène de L’Estrac à l’express : «Nous sommes en mars 1968. Je dois cette occasion inespérée à mon ami Lindsay Rivière, déjà un journaliste respecté du quotidien. Depuis des semaines, Lindsay, que je croise souvent au restaurant Ciel Bleu dans le quartier chinois de Port-Louis où nous avons tous les deux nos habitudes, me parle avec passion de son métier. Entre deux bouchées de mine bouillie à 50 sous, 60 sous quand agrémentée de Pilchard, nous parlons du pays naissant et des défis qu’il faudra à relever. Lindsay est convaincu que je devrais faire du journalisme…» Le reste de l’histoire, vous la connaissez, peutêtre pas, dans les détails, tels que nous allons vous les livrer prochainement.

Photo de famille de l’express au début des années 70.

«J’ai assisté aux premiers balbutiements de ce quotidien qui se présentait comme un journal libre, indépendant et pro-indépendance et que ceux qui le consacraient à l’époque envisageaient comme un témoignage musclé et à contrecourant des clivages ethniques qui se précisaient alors.»

Lindsay Rivière n’a peut-être pas passé beaucoup de temps à l’express, mais il y a sans doute vécu les moments les plus intenses de sa vie de jeune journaliste. «Mon association avec ‘l’express’ remonte à 1966 quand, en dernière année d’études au Collège Royal de Curepipe, et déjà impliqué dans la rédaction du magazine du collège avec un de nos meilleurs enseignants, Daniel Koenig, je commençais à contribuer des articles à ‘Samedi Magazine’, une page hebdomadaire du journal consacrée aux jeunes. Celle-ci était alors animée par Pierre Renaud, trésorier de la ville de Curepipe mais également rédacteur littéraire de ‘l’express’.» Il poursuit avec une douce nostalgie : «Pendant les trois ans où je servis ce journal avant de poursuivre ailleurs ma carrière, ‘l’express’ fut, pour moi, une formidable école d’apprentissage et de stimulation intellectuelle. Le journal avait été lancé quatre ans plus tôt, en 1963, par de grandes figures politiques du Parti travailliste, issus de la population générale (…) en vue de soutenir le combat en faveur de l’Indépendance nationale et la mise en place de nouvelles politiques progressistes, une fois celle-ci acquise. La presse mauricienne était alors largement conservatrice, dominée par trois grands titres publiés depuis plusieurs décennies (…)»

Philippe A. Forget, le chairman de La Sentinelle, avoue, pour sa part, qu’il n’a fait le saut vers la Sentinelle qu’en 2013À cette époque-là, les menaces sur l’avenir des journaux mondialement, et du journal ‘l’express’ en particulier, localement, se précisaient. Plus exactement, le boycott publicitaire systématique enclenché par le gouvernement de Navin Ramgoolam, se proclamant pourtant vrai démocrate et même ‘ami’ de Jean Claude de L’Estrac, rédacteur en chef jusqu’en 2010, commençait à faire vraiment mal. Je me suis, en quelque sorte, senti le devoir d’aller prêter mainforte pour aider à ‘sauver’ un patrimoine.» Mais Philippe A. Forget aura vécu «toutes les phases de ces 60 dernières années de ‘l’express’ et de La Sentinelle Ltd, même si jamais d’aussi près que depuis 2013.» Sa mémoire est infaillible : «J’ai assisté aux premiers balbutiements de ce quotidien qui se présentait comme un journal libre, indépendant et pro-indépendance et que ceux qui le consacraient à l’époque envisageaient comme un témoignage musclé et à contrecourant des clivages ethniques qui se précisaient alors, en amont de la bataille pour l’Indépendance. J’ai vu se développer son positionnement fervent et passionné pour une île qui se devait et qui pouvait émerger du marasme économique imparable que lui prédisaient PMSD, Titmuss, Meade et VS Naipaul. J’ai aussi été correcteur d’épreuves, les samedis matins, aux côtés de ma mère, à l’époque des lettres en plomb et des épreuves corrigées qui faisaient le va-et-vient entre étages, dans une ‘moque’. J’ai été témoin privilégié de la vigoureuse défense de valeurs universelles et de causes méritoires. Je me suis senti happé par la dénonciation systématique des hypocrisies sociales, des mensonges politiques, des petitesses d’esprit et d’ambitions presque indécrottables qui handicapaient alors notre devenir (…)»

***

En 2023, l’express se bat chaque jour qui passe pour refléter les mutations profondes de la société mauricienne comme seul un journal peut le faire – c’est-à-dire en y prenant une part active et en gardant les détracteurs à distance respectable. Alors que feronsnous maintenant de nos 60 ans ? La décennie s’annonce aussi excitante que les précédentes, pleine de choix, de bifurcations, d’adaptation entre des vies possibles ou impossibles. Car il faut bien l’admettre, il n’y a plus d’évidence qui prouve que les journaux, sous leur forme actuelle, physique ou numérique, existeront pour l’éternité… Regarder les 60 prochaines années, ou beaucoup plus modestement, les dix ou 20 qui se profilent devant nous, c’est prendre acte d’une certitude, loin d’être mineure : le besoin d’information demeurera, surtout quand la propagande est si puissante. Et, aujourd’hui, plus que jamais, le combat pour Maurice continue. L’express et le reste de la presse libre vont continuer leur action en toute indépendance, sans être assujettie à aucun parti politique, n’ayant de comptes à rendre qu’à leurs lecteurs. Et à l’Histoire, avec un grand H.