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Sous-marins et influences

23 septembre 2021, 10:30

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La semaine dernière, l’Australie a rompu un contrat d’une cinquantaine de milliards d’euros pour l’approvisionnement de 12 sous-marins de fabrication française, optant pour des appareils américains, qui seraient plus modernes et durables. Cette décision de déchirer «le contrat du siècle» provoque la colère de Paris, qui n’a pas tardé à rappeler ses ambassadeurs à Washington, DC et à Canberra. Comme hier dans le cadre de la transaction, en pleine guerre froide, autour des missiles Polaris entre les États-Unis et la Grande-Bretagne, avec le déracinement des Chagos comme argument de vente, notre région se retrouve directement et indirectement concernée par cette bataille des sous-marins et des influences géostratégiques.

Retour à New-York. Emmanuel Macron a choisi de ne pas se rendre, cette semaine, à l’Assemblée générale de l’ONU, sur toile de fond de cette grave crise diplomatique entre d’une part, l’alliance AUKUS (Australia- UK-US) et, d’autre part, la France, l’Europe et… l’Inde de Narendra Modi. Cette tension diplomatique aura forcément des répercussions géopolitiques. Celles-ci, à leur tour, vont accroître l’importance stratégique des bases ou autres installations militaires du sud-ouest de l’océan Indien, notamment Diego Garcia et Agalega.

C’est le ministre des Affaires étrangères de la France, Jean-Yves Le Drian, qui remplacera Macron à la tribune onusienne. Pour rester politiquement correct, Le Drian portera le message du Quai d’Orsay et de l’Élysée, selon lequel l’absence du président français ne serait aucunement liée à la tension entre l’AUKUS et l’Europe et ses alliés. Mais personne ne le croira vraiment, car Macron a toujours privilégié la carte du multilatéralisme et la France se sent «humiliée». Le coup fourré, qualifié de «trahison», du trio anglophone, semble être trop gros à avaler pour les Européens, qui disent ouvertement que «même Trump n’aurait pas agi comme Biden l’a fait en négociant avec les Australiens au détriment du groupe français Naval».

L’Union européenne, qui normalement évite de se brouiller avec son allié trans-atlantique, surtout par rapport au dossier sécuritaire, s’est immédiatement rangée derrière La France. Le club des 27 met en avant le «manque de loyauté» des Américains dans le dossier des sous-marins.

Il importe, ici, de contextualiser la colère européenne au-delà de la crise des sous-marins. Les nerfs étaient déjà à fleur de peau depuis fin août avec le départ en désordre des troupes américaines d’Afghanistan ; départ qualifié par Bruxelles de «brutal» et «désordonné».

Pourtant, l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, en début de 2021, était annonciatrice de relations bilatérales apaisées entre la première puissance mondiale et l’Europe. Sauf que la realpolitik est rapidement venue remettre les pendules à l’heure : les pays n’ont pas d’amis mais uniquement des intérêts. Et ces intérêts restent les mêmes que le président américain se nomme Bush, Obama, Trump ou Biden !

De ce fait, malgré les relations historiques, malgré l’OTAN, les intérêts des Américains pour leur patrie passeront avant ceux des Européens, qui réalisent, aujourd’hui plus qu’hier, le besoin de contracter ou de renforcer d’autres alliances…

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Mardi, Emmanuel Macron et Narendra Modi, qui ont tous deux compris la double menace – Sino-AUKUS –, ont eu une longue discussion (au téléphone) sur comment éviter toute forme d’hégémonie et promouvoir la stabilité régionale dans l’océan Indien et le Pacifique. Depuis quelque temps, la France s’est rapprochée de l’Inde en lui vendant des Rafale et en montant des opérations militaires conjointes dans le bassin indianocéanique, entre Djibouti et La Réunion. Dans pas longtemps, les nouvelles installations à Agalega seront utiles à la fois pour stabiliser la région, contrer la menace chinoise – tout en diminuant la dépendance sur la super base américaine, à Diego Garcia.

Si la Grande péninsule considère l’océan Indien avant tout comme son océan, avec Maurice comme son pied à terre, la France se prend aussi pour une nation de l’océan Indien. Dans un entretien accordé à notre journal, en février 2020, à l’occasion de son escale à Maurice, Jean-Yves Le Drian nous confiait la fierté de la France à contribuer au dynamisme de la région qui, disait-il, est un trait d’union entre l’Afrique, l’Inde et l’Asie. «Plus d’un million de Françaises et de Français vivent dans nos collectivités de l’océan Indien, dont les économies génèrent plus de 20 milliards d’euros par an(…) Nous nous reconnaissons dans la vision portée par l’Indian Ocean Rim Association : une économie bleue articulant les enjeux de connectivité, les enjeux sociaux et les enjeux environnementaux. La France est un pays de l’Indopacifique et nous voulons y développer des partenariats avec ceux qui partagent la même ambition de développement économique durable et de préservation de nos espaces océaniques.»

Tout comme nous l’avait longuement expliqué l’ambassadrice Nandini Singla, les diplomates de la France mettent en avant les préoccupations communes de nos pays face au terrorisme, aux menaces maritimes et aux trafics illicites, notamment le narcotrafic et la pêche illégale – et minimisent le conflit post-guerre froide entre les États-Unis et la Chine et leurs alliés respectifs au sein de l’Indian Ocean Rim Association (dont l’Australie pour les States et le Pakistan pour la Chine).

Aujourd’hui, en préférant l’île-continent à la Grande péninsule, par rapport à la technologie nucléaire et à la puissance de feu militaire, la stratégie de Washington, DC repose sur trois axes. Primo, maintenir la suprématie US dans l’indopacifique et opposer les efforts chinois «to establish new, illiberal spheres of influence.» Deuxio, tenir à distance la Corée du Nord, qui menace régulièrement les US et ses alliés. Enfin, préserver la supériorité technologique US en fournissant des équipements dernier-cri aux Australiens afin de faire reculer l’expansion chinoise dans les eaux du bassin entre l’océan Indien et le Pacifique, incluant la mer méridionale. «The ambitious goal of denying China sustained air and sea dominance inside the first island chain in a conflict” is probably now becoming history…» À ce jeu, Macron, qui essayait, avec les sous-marins de Naval de renforcer la présence française dans la région, à travers des partenariats avec l’Inde et l’Australie, doit reculer et mieux embrasser l’Inde de Modi.

Mais la vie n’est pas manichéenne. Sylvie Matelly, directrice adjointe à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et spécialiste de l’Europe, est de ceux qui entrevoient une troisième voie avec Pékin, qui demeurerait «un rival systémique» mais qui serait aussi «un partenaire à ne pas nécessairement froisser juste par alliance avec les États-Unis ».

L’affaire des sous-marins est un changement de cap majeur pour la première puissance mondiale, qui entend contrôler encore plus la zone indo-pacifique, qui concentre les deux tiers de l’économie mondiale. C’est pour cela que Washington, DC ne se gêne pas pour froisser les Européens. Avec Diego Garcia d’un côté et l’Australie de l’autre, les États-Unis se tournent davantage vers l’Asie et envoient un message aux Européens pour qu’ils se concentrent sur l’Europe surtout.