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Quand George Floyd fait tomber Winston Churchill

10 juin 2020, 07:42

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L’histoire emprunte le chemin inverse et tergiverse. Depuis quelques jours, le mouvement de colère «Black Lives Matter», qui a éclaté dans le sillage du meurtre de George Floyd par la police du Minnesota, a traversé l’Atlantique pour atteindre les rives de l’Europe et d’autres pays encore. Si les manifestations contre les différentes formes de racisme ont leur raison d’être, en raison du caractère inacceptable de la mort de Floyd, en revanche, les violences, pillages, et autres dérives de ces manifestations, surtout les tentatives d’effacer l’histoire, posent problème, et suscitent des débats. Dont nous ne pouvons faire l’économie, car nous sommes tout aussi concernés, malgré la distance et la marche du temps; la solidarité ne se résumant pas qu’à une histoire d’argent. 

Au pays de Boris Johnson, le vandalisme, à Bristol, de la statue d’un marchand d’esclaves du XVIIIe siècle (NdlR : Edward Colston), qui a été déboulonnée de son socle et jetée en mer (comme jadis on jetait les cadavres des esclaves), a été plus ou moins applaudi – même si cela aurait pu être fait de manière moins barbare et plus démocratique. Cependant, le brigandage de la statue de Winston Churchill, sur laquelle on a écrit le mot «raciste», divise profondément. Car Churchill est surtout connu comme un héros de guerre, celui-là même qui a vaincu Hitler et ses nazis, libérant ainsi non seulement l’Angleterre mais aussi toute l’Europe. Contrairement au roi belge Leopold II (qui se prenait pour le propriétaire du Congo… sans y avoir mis les pieds), dont la statue vient aussi d’être vandalisée, à Bruxelles cette fois-ci, Churchill, lui, a énormément de supporters, dont BoJo lui-même. 

Comme tous les grands personnages de la vie réelle ou des mythologies, Churchill avait sa part d’ombre et de lumière. «I do not admit, for instance, that a great wrong has been done to the Red Indians of America or the black people of Australia. I do not admit that a wrong has been done to these people by the fact that a stronger race, a higher-grade race, a more worldly wise race to put it that way, has come in and taken their place», aurait dit Churchill à la Palestine Royal Commission, selon la BBC. En 2015, la journaliste américaine Madhursee Mukerjee, dans son récit Le Crime du Bengale, met en lumière le côté sombre de Churchill : «La demande d’indépendance des Indiens a fait avaler son cigare à Churchill, qui a répondu : ‘Comment ? Partir à la demande de quelques macaques ?’ Abondant dans le même sens, Shashi Tharoor, ancien diplomate à l’ONU et député indien, résumant les dégâts de la colonisation britannique en Inde lors d’une causerie à Oxford University, explique que Churchill, à ce moment précis de l’histoire, était motivé «par la nécessité de nourrir ses soldats et son peuple (…). Il néglige donc les Indiens et leur approvisionnement en céréales. Conséquence : une famine cause la mort de 3 millions d’Indiens». 

Mais l’histoire est un tout. Le contexte importe. Les nations à économie plus développée, comme les pays du Nord, doivent leur statut et leurs richesses à leur passé colonial. Aux États-Unis, la statue du militaire sécessionniste Robert Edward Lee provoque toujours des débats, pétitions et manifestations. Parce que Lee possédait des esclaves à Arlington, en Virginie, qu’il faisait fouetter en sa présence, «ordonnant même à un gardien de verser de la saumure sur leurs plaies». 

À Maurice, en 2006, feu James Burty David, alors ministre des Collectivités locales, voulait la tête d’Adrien d’Épinay (1794-1839), avocat et homme politique, qui s’était opposé à l’abolition de l’esclavage. Mais d’Épinay avait aussi une sucrerie à Argy et a été le premier à introduire le moulin à vapeur à Maurice. Et c’est important que la statue de d’Épinay reste à sa place, pas loin de Remy Ollier, Léoville L’Homme, Ti Frer, Manilal Doctor, Brown-Séquard. C’est un peu tout cela notre histoire plurielle, n’en déplaise aux révisionnistes.

Comme la guerre, l’histoire est faite de sang, de larmes, de sueur, mais aussi d’enseignements majeurs que les générations futures doivent avoir dans leur intégralité, sans filtre. Les censeurs n’ont pas le droit d’effacer l’histoire, au nom de leur morale contemporaine. Comme le dit Orwell, dans son roman 1984, «celui qui contrôle le présent contrôle le passé. Celui qui contrôle le passé contrôle le futur…»