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L’Église à l’époque de Labourdonnais selon Gérard de Fleuriot

20 février 2019, 18:19

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Nous savions depuis Aventures d’un colon à l’Île de France 1750-1790 que Gérard de Fleuriot avait hérité d’une vieille valise toute remplie de vieux papiers qui lui livrèrent l’histoire de son ancêtre Jean-Pierre. Il en fit un «roman historique» dont Jean-Pierre Lenoir a dit, avec raison, que son livre «constitue une magnifique et très précise plongée dans la vie des premiers colons de l’Isle de France, ces défricheurs de la première heure qui ont jeté les bases de l’île Maurice moderne». Et voici que «la vieille valise», ajoutée à bien d’autres sources, lui a livré l’histoire d’un confrère, René de Ruays (1693-1766) «un prêtre nantais à l’Île de France (1738-1766)».

Grâce à une recherche minutieuse «de Bénédictin», pourrait-on dire, l’auteur commence par le commencement, la naissance de René de Ruays dans une famille «terrienne» : fils d’Henri de Ruays, Seigneur de la Colinière sur la rive gauche de la Loire : on se trouve en plein milieu de la France. Il a épousé (le 25 avril 1689) Isabelle Gaubert : René, troisième enfant, né le 29 mars 1693, est du fait de la vocation sacerdotale de son aîné, déclaré à 12 ans Seigneur de la Colinière. Mais très vite, sa vocation à lui le mènera au monastère de Brignon en Maine-et-Loire. Il sera moine.

Les historiens mauriciens s’en doutaient : Mgr Mamet l’appelle Dom René («dom» est un titre donné à certains religieux) et Mgr Nagapen le dit carrément moine bénédictin. L’abbaye de Brignon est sur son déclin dès avant la Révolution et se trouve sans doute atteinte par le décret de Louis XV qui «supprime la conventualité de toute abbaye ne comprenant pas au moins neuf religieux». La Révolution viendra effacer la trace principale de son existence en brûlant toutes ses archives.

Dom René a passé à peu près 21 ans à l’abbaye et l’a déjà quittée lorsqu’il se présente à l’évêque de Nantes en janvier 1731 : il est accepté comme prêtre résident à la paroisse de Chantenay, un village au sud-ouest de Nantes. En 1732, il est parrain de son neveu, fils de sa soeur Gilette, épouse de Guy Fleuriot. Mais il ne tarde pas à penser à une nouvelle situation qui va le conduire hors de la France et loin de sa famille. En 1681, Colbert a établi en détail la fonction d’aumônier de vaisseau : voilà à quoi songe sérieusement Dom René et il entre au séminaire prévu pour ceux qui se préparent à s’embarquer en cette situation. Il y en a trois : à Brest, Rochefort et Toulon.

L’auteur conclut avec raison que Dom René se destinant aux vaisseaux de la Compagnie des Indes, ce sera le séminaire de Rochefort qui le recevra (la Compagnie des Indes, basée à Lorient, relève de l’évêque de Vannes). Pendant près de trois ans, il va y côtoyer les Lazaristes qui ont charge du séminaire, ce qui va l’introduire auprès du clergé de l’Île de France. À bord, il aura charge des prières : notamment du matin et du soir, avant et après les repas, Angélus trois fois par jour. Au séminaire, on enseigne essentiellement tout. L’action pastorale du prêtre, son administration des sacrements, sa manière d’assister les malades, sa façon de faire le catéchisme et de prêcher ; en un mot «il reçoit la charge spirituelle de l’équipage comme celle d’une paroisse». Ce n’est évidemment pas ce qu’il a appris en tant que moine.

La Compagnie des Indes réalise des gains financiers importants tout à la satisfaction de ses actionnaires ; ses ventes à Lorient rapportent des millions, issus de son commerce en monopole sur le Canada, la mer des Indes et la Chine : une énorme entreprise commerciale contrôlée de près par le pouvoir royal. La Compagnie dispose d’une flotte et c’est sur trois de ses vaisseaux que l’abbé de Ruays va faire campagne : le Duc de Noailles, laThétis et le Saint-Géran. Il embarque, à 41 ans, le 22 septembre 1734, sur le Duc de Noailles, capitaine Le Roux. C’est une frégate de 18, de 250 tonneaux et de 70 hommes d’équipage, qui va au Sénégal et revient un an après à Lorient avec de la gomme arabique, de l’or et de l’ivoire.

Deuxième campagne sur la Thétis, capitaine de la Porte-Barré, grande frégate de 24, de 500 tonneaux et de 148 hommes d’équipage. Départ de Lorient le 27 février 1736. Escale à Cadix du 13 au 24 mars pour acheter des piastres d’Espagne, les dollars de l’époque, et va «en droiture» mouiller à Port-Louis, Île de France le 28 juin : nous sommes en plein gouvernement de Labourdonnais. Cette deuxième campagne se termine à Lorient le 29 juillet 1737 : un an et cinq mois. Il repart pour une troisième campagne sur le Saint- Géran, capitaine du Plessis, quitte Lorient le 11 novembre 1737, double le Cap de Bonne Espérance début mars 1738, remonte le canal du Mozambique début avril et mouille à Pondichéry le 11 juin ; il quitte Pondichéry le 18 octobre, se trouve en vue de Rodrigues le 25 novembre et mouille à Port-Louis le 1er décembre. René de Ruays est transporté à l’hôpital le 31 décembre 1738.

La suite de sa carrière est orientée par Labourdonnais en personne qui visite les malades. Selon son habitude et, frappé par cet ancien moine qu’il questionne sans doute sur son passé, ordonne dès sa seconde visite, l’échange de fonctions de l’aumônier du Saint- Géran qui sera le père Le Chevalier tandis que l’abbé de Ruays prend place comme aumônier du Conseil Supérieur de l’Île de France. Ce Conseil vient d’accéder à ce niveau en quittant celui de Conseil Provincial comme l’a décidé Louis XV en décembre 1734, et la chapelle du Conseil vient d’être terminée : elle porte le nom de Sainte-Anne et sera équipée liturgiquement aux frais de Labourdonnais en août 1740 – avec l’assentiment du père Igou, lazariste, curé de Saint-Louis et de l’abbé de Ruays, aumônier du Conseil. En faveur de son épouse décédée, Labourdonnais crée une messe du vendredi à perpétuité qu’il confie à l’abbé aumônier du Conseil.

L’abbé vit dès lors en fonction du régime colonial fondé sur l’esclavage, et Gérard de Fleuriot invite son lecteur à faire face philosophiquement à cette situation où va naître la langue créole et où le prêtre n’a le droit d’exercer que conformément à la loi. En tout cas, la nomination de l’abbé est approuvée à Paris et son ouvrage va se faire en étroite collaboration avec les lazaristes. En sortant de l’hôpital, il s’installe dans son appartement au Conseil supérieur puis va voir le père Igou, curé de Saint-Louis, premier prêtre qui soit venu le voir à l’hôpital : c’est le plus âgé des prêtres de la mission. Il donna à l’abbé un aperçu d’une situation entièrement nouvelle pour lui et le met en selle en se basant sur une expérience qui date du tout début de la colonie. Il réalise qu’il doit sa nouvelle situation à Labourdonnais et, sans difficulté, il se rapproche du gouverneur et se trouve à ses côtés à l’inauguration du Canal Labourdonnais (mars 1739) et, bien entendu, à la bénédiction de sa chapelle Sainte-Anne en mai.

Après un séjour en France, Labourdonnais revient avec du manioc qu’il introduit dans l’île (1740) ; et l’abbé assiste à la fondation de la paroisse de Saint-François des Pamplemousses qui honore le patron du gouverneur (avril 1742). Il est à ses côtés lorsque celui-ci, le 18 décembre 1742, revient d’une croisière dans l’Inde, et de nouveau le 25 janvier suivant lorsqu’il fonde une sucrerie au Port Sud-Est (notre Ferney), puis une autre sucrerie à Piton, Rivière-du-Rempart (juillet 1743). Les 17 et 18 août 1744, le Saint-Géran, qui navigue sans aumônier, fait naufrage au large de l’île d’Ambre, causant la mort de tous ceux qui sont à bord, sauf neuf matelots rescapés : Labourdonnais est à Bourbon. En mars 1746, il va, avec une flotte levée et armée à l’Île de France, au secours de Dupleix, aux abois dans l’Inde. L’abbé reste ici et se trouve au baptême d’une cloche à Saint-Louis. Mais le vent tourne pour son ami Labourdonnais qui se démène dans l’Inde : en octobre un nouveau gouverneur, David, vient prendre sa place. Labourdonnais revient de Madras, glorieuse et fatale étape de sa carrière, en décembre : il fera un dernier geste pour l’abbé René auquel il fait en donation une rente de 60 livres pour sa chapelle Sainte-Anne, et en avril 1747, il quitte l’Île de France pour aller se
faire embastiller en métropole. 

L’abbé René reste en poste où l’a placé le gouverneur déchu ; comme aumônier du Conseil supérieur, il est «partout à la fois», mais s’occupe particulièrement des esclaves dont il baptise plusieurs qui lui appartiennent. Il a une maison à Port-Louis, dont l’achèvement et la réparation l’occupent. Mais poussé sans doute par le besoin de respirer plus librement qu’à Port-Louis, en août 1745, il fait l’acquisition d’une propriété aux Pamplemousses et va occuper son «habitation», normalement d’une étendue de 156 arpents. Il s’y installe sans qu’on puisse imaginer autre chose qu’une maison, un «camp» pour les esclaves et des produits agricoles tels que le manioc récemment introduit par Labourdonnais. Ses occupations seront ceux d’un auxiliaire très actif du curé des Pamplemousses. Dans une étude sur Les Lazaristes, fondateurs de la chrétienté de l’Île de France, Mgr Mamet met en tête des «assistants», des curés de la «paroisse Saint-François-d’Assise aux Pamplemousses».

«Dom René de Ruays, OSB, aumônier du Conseil supérieur résidant à Pamplemousses aide régulièrement le curé 1745-1766.» C’est ainsi qu’il se familiarise avec la paroisse, donne les sacrements et dit la messe. La famille Latour, qui habite Crève-Coeur, est de ses amis. Le 17 mai 1748, il fait les funérailles de leur esclave Domingue : «J’ai soussigné prêtre aumônier du Conseil ay donné la sépulture ecclésiastique à Domingue, décédé ce matin, esclave de Latour…» Il ne le sait pas, mais l’abbé vient de porter en terre l’esclave appelé à devenir le plus fameux de l’Île de France : il ressuscita, à tout jamais légendaire, sous la plume de Bernardin de Saint- Pierre, l’esclave, l’ami et le protecteur de Paul et de Virginie.

En 1750, à 57 ans, il invite son neveu, fils unique de sa soeur, Madame Guy Fleuriot, à venir le rejoindre. Fallait-il qu’il soit «tombé pour l’Île de France» comme nous disons familièrement. En tout cas, voilà Jean-Pierre qui débarque du Philibert en juin 1751. Accueilli par son oncle, il va résider chez l’abbé, mais reste accroché à la marine et participe à l’expédition envoyée à l’Île Sainte-Marie par David, avec mission de ramener la reine Béti qui doit s’expliquer devant le Conseil. Jean-Pierre est sur la Fière qui le retiendra au cours de plusieurs campagnes au Mozambique et à Pondichéry, mais finalement il revient à terre et, comme de raison, s’établit aux Pamplemousses. Il va y épouser Anne Josèphe Lefèbvre qui donne une descendance à Guy Fleuriot et c’est ainsi que nous comptons des descendants des seigneurs de la Colinière parmi nous.

L’abbé René poursuit sa carrière et, en bénissant une cloche à Saint-François, laisse savoir qu’il a terminé ses devoirs envers le Conseil : il signe ancien aumônier du Conseil Supérieur (octobre 1763). En 1765, il va au Grand-Port, paroisse Notre-Dame, pour participer à la bénédiction d’une nouvelle cloche en avril. Et le 27 octobre il est le parrain et baptise Renée, fille aînée de Jean-Pierre et Anne- Josèphe. Enfin, en 1766, le vieux serviteur de l’Église se couche pour ne plus se relever. Le gouverneur Desforges se rend auprès du vieux serviteur et semble avoir recueilli ses dernières paroles : il s’excusait de manquer d’énergie. L’abbé René mourut le 18 mars 1766, à l’âge de 73 ans. À ses funérailles, l’Église, le gouvernement et les laïcs étaient largement représentés. Les esclaves se déplacèrent en masse et les femmes ululèrent selon la mode africaine.