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Réguler le marché de l’influence

21 janvier 2018, 11:20

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Réguler le marché de l’influence

Les mots ont toujours une histoire. Les expressions qui, du jour au lendemain, apparaissent dans nos conversations, nos articles, proviennent quelquefois d’un lointain rapport de force. Parfois, selon les institutions qui en assurent l’illustration, la formule verbale peut varier un tant soit peu. Ainsi, dans un rapport de 2000 montrant du doigt la corruption de certains États d’Asie centrale, anciennement soviétiques, la Banque mondiale décrit cela, en français, comme une captation de l’État, en anglais State capture. Évoquant, une quinzaine d’années plus tard, les détournements au sein de démocraties plus éprouvées, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) parlera, elle, de Policy Capture, traduit par capture de l’action publique (CAP). Alors que ces termes surgissent dans nos échanges, mieux définir de quoi exactement on parle ne peut qu’assainir le débat.

Les consultations prébudgétaires, à l’île Maurice, offrent aux groupes d’industriels, mouvements associatifs et syndicats un accès privilégié aux ministres et hauts fonctionnaires. Ils se prévalent de ce contact direct en vue de sauvegarder leurs intérêts face aux décisions des pouvoirs publics. S’apparentant très largement au lobbying, cette pratique est toutefois assez souvent mal perçue, au point où l’on en vient à oublier que le droit de défendre ses intérêts légitimes, au moyen de plaidoyers et de lobbying, est même inscrit dans la Constitution de plusieurs démocraties avancées. Notre société, elle, reconnaît le droit de tout citoyen – voire de ceux s’organisant en communautés pour se faire mieux entendre – d’avoir son mot à dire dans la définition des règles formelles encadrant nos institutions. Qu’est-ce qui rendrait alors – paradoxalement – la pratique du lobbying si condamnable dans notre pays ?

Nous savons tous comment les politiques budgétaires déterminent la qualité de vie des Mauriciens et ont des implications fortes tant au niveau microéconomique que macroéconomique. Depuis des décennies et quel que soit le gouvernement en place, personne n’a dérogé jusqu’ici à cette tradition d’instaurer une politique de dialogue et d’ouverture vis-à-vis de toutes les composantes de la société mauricienne, en accordant à tout un chacun la possibilité d’influer sur les décisions politiques.

Dans notre pays, lors de l’exercice public de consultation, le lobbying se fait surtout à partir de soumissions de mémorandums. Il faudrait ainsi à ce titre souligner que nos lobbyistes font un véritable travail d’information, permettant aux législateurs de connaître la réalité du terrain, sans laquelle d’ailleurs une prise de décision éclairée ne pourrait s’effectuer. Cependant, là où le bât blesse, c’est que cette velléité démocratique s’arrête là où elle devrait justement commencer. Car, en toute bonne foi, nos décideurs sont, avec les soumissionnaires, les seuls à prendre connaissance du contenu de ces fameux mémorandums. Insuffisant dans un contexte qui se veut démocratique. Et le début même de ce qu’on appelle la capture de l’action publique !

Concurrence opaque

Même si ce lobbying est fait de manière publique, les autres parties prenantes sont totalement exclues de toute forme de participation. De plus, cette exclusion rend tout débat impossible, violant ainsi les normes démocratiques fondamentales. À partir du moment où les informations n’ont pas été partagées, les décisions d’intérêt public ne refléteront pas équitablement les différents points de vue. Dans ce climat de concurrence opaque, toutes les conditions sont donc réunies pour voir se produire une CAP. Il devient facile pour un groupe restreint d’utiliser le lobbying afin de mettre en place des mécanismes astucieux pour détourner à son avantage, de façon systématique et répétée, les décisions de politiques publiques, nuisant ainsi à l’intérêt général.

De plus, il est clair que plus l’environnement institutionnel d’un pays repose sur des bases solides, plus les lobbyistes affineront les moyens, notamment l’arsenal juridique et émotionnel nécessaire, pour mieux faire avancer leurs intérêts particuliers. Ainsi, au moment même où notre capital humain démontre qu’il n’a pas ménagé ses efforts pour s’améliorer, notamment au niveau de la facilité à faire des affaires, au moment où on investit lourdement dans tous les domaines pour renforcer nos institutions, il importe de rester lucides et vigilants face à certains dangers potentiels associés à la capture de l’action publique.

Nous avons déjà vu qu’essayer d’obtenir des avantages, en exerçant une influence sur des décisions publiques, fait partie du jeu démocratique. Le lobbying des associations ou du secteur privé comporte même des avantages économiques quand certaines conditions sont réunies. Cependant, à partir du moment où le lobbying devient abusif, au point de se muer en capture de l’action publique, il devient nécessaire de tirer la sonnette d’alarme.

Les consultations prébudgétaires s’apparentent largement au lobbying, soutient l’auteur.

Car ne nous y trompons pas : même un cadre de consultation transparent peut être détourné pour finalement donner lieu à une capture de l’action publique d’où, une à une, les autres parties prenantes sont habilement exclues. Cela afin de favoriser l’émergence d’un groupe, ou d’un individu spécifique, dont c’est l’intérêt particulier qui est finalement promu. Faire, néanmoins, le choix délibéré de nommer plusieurs membres du privé au conseil d’administration de corps parapublics ainsi qu’au sein d’institutions régulatrices, cela n’est pas pour autant introduire le loup dans la bergerie. Il importe toutefois de veiller à mettre en place un cadre suffisamment rigoureux et transparent, pour que ce ne soit pas un jeu d’enfants pour quiconque de profiter de l’avantage du nombre pour concevoir des règles formelles avantageant des intérêts particuliers.

Afin de réduire les risques d’une capture de l’action publique, il faudrait concevoir un cadre régulateur qui préviendrait les risques d’une trop grande proximité, au point qu’il y ait échange de faveurs mutuelles, entre l’État régulateur et les acteurs privés. Car ce contexte d’extrême proximité ne peut connaître qu’un seul dénouement : une capture de l’action publique favorisant l’exclusion du plus grand nombre plutôt que de promouvoir l’inclusion et l’intérêt général.

C’est à l’État opérateur de trouver un modus operandi afin de permettre au citoyen de continuer à participer à la vie de la cité, tout en s’assurant qu’il n’empiète pas sur les intérêts d’autrui. En même temps, il faudrait s’assurer que l’État régulateur reste impartial et prioritairement centré sur le bien commun. Dans de nombreuses démocraties, des chartes de déontologie régulent la pratique du lobbying mais il est illusoire de penser que la seule existence de ces chartes suffit à favoriser une culture d’intégrité et de responsabilité parmi les membres de l’État régulateur et les représentants du secteur privé.

Si nous voulions vraiment assainir la situation de manière pérenne, il faudrait commencer par équilibrer les règles du jeu afin de sauvegarder les intérêts de tout un chacun, des uns comme des autres. Cependant, il incombe à nos décideurs, à l’État régulateur et aux représentants du privé, de cesser de pratiquer la politique de l’autruche en niant l’existence de groupes d’intérêt, de lobbys et de relations de pouvoir. De plus, à partir du moment où on n’est plus dans le déni, il ne faut pas se contenter de mesures cosmétiques mais passer à l’action en adoptant une approche pragmatique.

La pratique actuelle est que nos décideurs, en toute bonne foi, sans même en être conscients, donnent carte blanche à certains lobbyistes. Aguerris dans l’art de la capture de l’action publique, ces négociants d’influence obtiennent ainsi l’occasion de défendre leurs intérêts hors de la présence de groupes d’intérêts divergents. Le résultat est qu’au sein même d’un exercice qui se veut consultatif, il y a opacité et absence totale de débats. En mobilisant les parties prenantes porteuses d’intérêts divergents, les réunissant dans une même unité de lieu et de temps, on s’assure qu’aucun groupe d’intérêt n’influence sans résistance des décisions affectant aussi d’autres groupes.

Nous avons déjà constaté comment des individus ou groupes de pression se livrent à tout un travail d’information en amont, pour aider les décideurs dans leurs prises de décision. Cependant, le jeu démocratique est faussé quand ces mémorandums ne sont pas accessibles aux autres parties prenantes, voire au citoyen lambda. Il est impératif de mettre à la disposition du public des informations fiables et pertinentes sur les politiques ainsi que sur l’évaluation des mesures budgétaires. C’est l’objectif que Mauritius Finance s’était d’ailleurs fixé, après avoir pris conscience que les exercices consultatifs étaient souvent réduits à une formalité n’intervenant qu’après la validation d’une décision déjà prise.

À partir du moment où les lobbyistes se professionnalisent de plus en plus, ici comme ailleurs, les agences de régulation et de formulation de politiques publiques se doivent d’adopter une culture préventive, afin de ne pas devenir des proies faciles entre les mains de nos experts en capture de l’action publique. Il faudrait même, à l’instar de ce qui se pratique dans les grandes démocraties, identifier au préalable les étoiles montantes de nos agences régulatrices afin de les protéger, au moyen d’une politique «anti-capture». Car le danger est constant : la Policy Capture peut intervenir à n’importe quel moment dans le cycle de formulation de l’action publique. Face à des représentations du privé, fortes d’années d’expérience cumulées dans l’art de négocier lors des alternances politiques, l’État régulateur se doit d’affûter ses armes s’il veut effectivement déjouer des pièges.

Réglementer dans la douleur

Le terrain de prédilection de nos experts en capture de l’action publique est lié aux opérations de recherche de rente, c’est-à-dire l’obtention d’avantages fiscaux et autres, cela leur étant consenti sans qu’ils ne participent à la création de richesses. Cette pratique est une forme de lobbying à la limite de la légalité car totalement improductive pour l’intérêt général. Elle génère pourtant des profits énormes pour les parties prenantes. De plus, ces lobbyistes ont le champ libre car même si ce sont les contribuables qui financent indirectement leurs activités, par manque d’informations, il n’y a pas de lobby puissant contre ces opérations de recherche de rente. Il faudrait donc intérioriser le fait que le danger de la capture de l’action publique réside surtout dans le fait que les lobbyistes les mieux organisés, profitant du déficit de communication et de connaissances de l’éventuelle partie adverse, étendent partout leurs tentacules de manière insidieuse. Ne serait-il pas temps pour l’État régulateur de revoir sa copie quant à sa manière de conduire des exercices consultatifs et de constituer ses boards de corps parapublics et d’institutions régulatrices ?

Les États-Unis furent le premier pays à réglementer le lobbying, cela dès la fin des années 1940. De nos jours, les lobbys sont au coeur du jeu démocratique de ce pays, avec tous les dysfonctionnements que l’on connaît. Rappelons que les réglementations américaines ont souvent été les séquelles de scandales qui avaient éclaboussé certains politiques et le milieu des affaires. Cette situation nous aide à comprendre que, pour évoluer dans la bonne direction, le lobbying a besoin d’un encadrement robuste et transparent. Nul n’est dispensé aujourd’hui de ce que vécurent des démocraties plus matures : une bonne réglementation se construit dans la douleur, tout en demeurant également perfectible.

Il s’agit donc pour l’État régulateur de connaître sur le bout des doigts le terrain de chasse de nos lobbyistes, afin d’espérer anticiper celles de leurs démarches qui pourraient nuire à l’intérêt général. Une variété d’instruments légaux aux frontières floues, un accès trop facile aux décideurs publics, des liens trop étroits entre régulateurs et opérateurs sont une porte trop largement ouverte à la capture d’action publique. Nous ne devrions pas perdre de vue que l’influence indue des lobbys – réelle ou perçue – remet en cause la crédibilité et la légitimité de notre action publique, que ce soit dans le domaine social, économique, éducatif ou culturel. Les effets de la Policy Capture s’avèrent encore plus néfastes si subsiste la perception que les lobbyistes trament une sorte de coup d’État en douceur, latent mais pas moins réel, de quoi illustrer le célèbre tweet de campagne de Bernie Sanders : «Le Congrès ne réglemente pas Wall Street, c’est Wall Street qui réglemente le Congrès».

En octobre 2015, le candidat à l’investiture démocrate aux USA concluait ainsi son tweet évoqué plus haut : «We have to break up the big banks». In Mauritius, we don’t. Il nous faut juste nous prémunir contre le risque qu’un jour nous ne le devrions. Faute d’avoir vu venir.