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Lorsque Le Clézio défend la rivière Romaine et les Innus…

3 juillet 2009, 00:00

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Lorsque Le Clézio défend la rivière Romaine et les Innus…

Dans l’édition du 1er juillet de la publication française Le Monde, l’écrivain et Prix Nobel J.M.G. Le Clézio prend position en faveur de la rivière Romaine, situé dans les régions arctiques.

La rivière Romaine est un de ces lieux merveilleux qui ont survécu sur notre planète très maltraitée par la civilisation industrielle. C''''est un fleuve long de près de 500 kilomètres qui unit les régions arctiques du Québec à la côte atlantique, au-dessus de l''estuaire du Saint-Laurent. Né dans les forêts du Grand Nord, il traverse tous les systèmes naturels et alimente un vaste bassin fait de lacs, de rivières et de rapides.

Depuis toujours ce fleuve est le domaine où nomadisent les Innus, tribu indienne connue au Québec sous le sobriquet de Montagnais. Les Innus vivent en harmonie avec la rivière Romaine, elle est leur mère nourricière (le nom Romaine dérive de la langue innue, uramen qui signifie rouge, à cause de la couleur des roches). Pour eux, elle est une rivière sacrée, parce qu''elle est liée à leur histoire depuis des millénaires, et parce qu''elle est leur pourvoyeuse en gibier, en poissons, et aussi en plantes médicinales et en baies pour la collecte.

La compagnie Hydro-Québec est une multinationale caractéristique du grand capitalisme, avec des intérêts à la fois au Québec et aux Etats-Unis. Son projet consiste, à partir de 2009, dans la construction de quatre barrages en vue de la production d''électricité qui sera vendue directement aux Etats-Unis, grand consommateur d''énergie (fossile ou naturelle).

Ces barrages géants (certains devront atteindre 200 mètres de haut) anéantiront la plus grande partie de la rivière et du bassin qui en dépend. La forêt disparaîtra, ainsi que toute vie, et le résultat sera pendant longtemps la décomposition végétale et l''asphyxie de l''écosystème. La nation innue sera privée d''un seul coup de son lieu de vie.

Certes, des dédommagements sont prévus. Avec cet art de la division qui caractérise la conquête des espaces naturels, Hydro-Québec a réussi à convaincre une partie de la tribu innue de recevoir des indemnités. L''on peut comprendre que, devant l''ampleur du projet et les intérêts économiques colossaux qui sont en jeu, certains puissent renoncer à se battre. Que vaut la parole d''un autochtone contre la puissance d''une multinationale ?

Une femme innue n''a pas renoncé. La poétesse Rita Mestokosho, de la communauté de Mingan, a décidé de livrer combat pour sauver la Romaine. Pour la rivière, comme pour sa grand-mère, elle écrit des poèmes, elle récite des discours, elle raconte ce que cela représente pour la survie et l''enchantement des générations futures. Elle ne parle pas seulement des hommes, elle parle aussi des animaux et des plantes, de tout ce qui compose la vie dans ce monde qui est le sien, auquel elle doit tout, et que son peuple a toujours refusé de posséder pour pouvoir le partager. Avec l''aide des associations et des groupes de protection des minorités - tels que Survival International -, elle cherche à faire arrêter le monstrueux projet de Hydro-Québec.

Elle parle de la fragilité de cette rivière, du désastre écologique que représenterait l''inondation de la vallée, des routes qui sabreront la forêt autour du chantier. Elle parle de la fragilité de son peuple, que le projet condamne à mort. Pour ceux que ces arguments n''émeuvent pas, elle a décidé d''avoir recours à l''argument juridique. La nation innue, contrairement à la plupart des autochtones canadiens, n''a jamais signé de traité de paix avec l''Etat du Québec. Le mode de vie ancestral des Innus les rend usufruitiers de la forêt et du bassin de la Romaine, et ils ne sauraient être réduits à une réserve, ni à quelques villages. Rita Mestokosho est prête à aller jusqu''au procès contre Hydro-Québec.

Si ce procès a lieu, il fera date dans l''histoire, parce qu''il ne sera pas seulement le procès de la nation Innue contre une entreprise multinationale. Il sera aussi l''appel au secours de tous ceux qui, à travers le monde, minoritaires sur leurs propres terres, demandent qu''on entende leur voix et qu''on leur rende justice. Ils sont faibles, mais leur voix est forte. Si, malgré l''évidence des erreurs de choix du monde technocratique moderne, la rivière Romaine venait à disparaître, nous aurions tous perdu quelque chose dans cette bataille, et nous serions en droit de nous interroger avec amertume sur le futur qui se prépare pour notre descendance.

Dimanche 21 juin, j''apprends de Rita que le procès n''aura pas lieu. La nation innue, sous la pression des avocats de Hydro-Québec, a décidé de se rallier au projet. Leur accord comprend une clause définitive par laquelle ils doivent renoncer à toute possibilité ultérieure de porter plainte. On peut comprendre l''argument décisif : tout simplement, cela se fera avec eux, ou sans eux. Il est facile, dans une situation de confort moral, de critiquer cette décision. L''on fait miroiter la promesse d''une amélioration économique, d''emplois pour la jeunesse.

La destruction de la rivière Romaine reste néanmoins un drame irréversible dont personne ne peut mesurer les conséquences. Cela me rappelle ce qui se passait aux Etats-Unis il y a vingt ans, alors que les populations indiennes n''avaient pas encore inventé le recours aux casinos pour survivre. Les Apaches de Ruidoso (Nouveau- Mexique) avaient accepté d''offrir leur réserve pour l''enterrement des déchets radioactifs provenant des centrales nucléaires. Pour répondre à la demande grandissante d''énergie des régions les plus avides de notre planète, l''on sacrifie l''existence, l''avenir, la beauté du précieux héritage commun. Restera la mémoire, la voix de Rita Mestokosho, légère et durable avec Nipin :

"Ce mot est une saison
C''est aussi le son que font les saumons
(dans le rêve du pêcheur
Pourtant il nage avec force
avec son dernier souffle
Pour laisser échapper tout ce qui reste
(de son dernier voyage
Viendront aussi les petits fruits
que mon grand-père l''ours attend
au détour d''une rivière
et lorsqu''il se nourrit de l''été
sa graisse dégage toute la valeur
(de la vie.
Moi je puise l''eau qui nettoiera
(mon âme
et les pierres mes grands-pères
guideront mon coeur"

Une tribune signée Jean Marie G. Leclézio


www.lemonde.fr/opinions/article/2009/07/01/quel-avenir-pour-la-romaine-par-jean-marie-g-le-clezio_1213943_3232.html