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Bouck Pillay Vythilingum: «Le désaccord entre confrères de presse aide le pouvoir à détruire la liberté d’expression»

7 mai 2023, 21:00

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Bouck Pillay Vythilingum: «Le désaccord entre confrères de presse aide le pouvoir à détruire la liberté d’expression»

À 78 ans, alors qu’il est retraité après 42 ans à «l’express», on voit encore «Vythi» sur le terrain en train de prendre des photos. Grande gueule infatigable, il a connu presque tous les métiers de la presse, de la distribution des journaux à la fonte du plomb en passant par la photogravure. Il déroule la pellicule de son existence, qu’il conjugue toujours au présent.

Avant d’être photographe de presse et formateur en photographie de presse, vous avez fait une série de petits boulots dans la presse. Racontez-nous votre parcours.

Soixante ans de cela, ma première épreuve de la journée consistait à déposer les piles des journaux l’express dans les premiers autobus qui desservaient la gare Victoria, à Port-Louis, très tôt tous les matins. Car à cette période, la compagnie, La Sentinelle Ltd, n’était pas en mesure d’acquérir une voiture. Avant que le jour ne pointe, je marchais dans le noir en direction de la gare, sous le poids de ces quatre paquets de journaux sur mon épaule gauche. En route, je croisais plusieurs adeptes de l’Eglise qui pressaient le pas pour ne pas rater le début de la messe. Ces journaux étaient destinés aux grands revendeurs, les propriétaires de la tabagie Ghool de Beau-Bassin, la tabagie Oodally de Rose-Hill, Arnasalon de Quatre-Bornes et Balamoody de Curepipe, afin que les lecteurs matinaux puissent se procurer leur journal. Douze exemplaires étaient offerts aux chefs de gare, chauffeurs et receveurs des autobus, par voyage, pour ce service. Une tâche qui s’est répétée jusqu’à ce que les vendeurs reçoivent un nombre de journaux déterminé. Ce travail méthodique de dépôt de journaux aux autobus a duré plusieurs années.

Une autre tâche herculéenne m’attendait pour terminer la journée : faire fondre ces milliers de petits caractères en plomb qu’on avait utilisés la veille pour monter les quatre pages du journal, sous une chaleur de 700 degrés et de les transformer en lingots de 11 livres chacun pour que les machines monotype de l’époque les utilisent. Le plomb liquide dégageait une fumée noirâtre qui n’était pas bonne pour la santé. Durant cette période, j’ai été choisi par la direction pour suivre une formation en Rewinding Electric Motor au Sir Kher Jagatsingh Industrial Training Centre de Beau-Bassin et j’ai aussi rembobiné les moteurs.

Après un remaniement des employés, j’ai été posté à la section des pressiers, une tâche consciencieuse, pour surveiller les accents, qui ont une pleine valeur orthographique dans le journal, pendant le tirage. Bien avant le passage de la typographie à l’offset, j’ai été muté pour travailler dans la chambre noire pour la fabrication des clichés, la photogravure. Il s’agit d’un procédé d’impression d’illustrations dans lequel un négatif est projeté sur une plaque de zinc qui est ensuite gravée par un mélange d’acide sulfurique et nitrique.

Cette photo des Women Commandos à l’entraînement, publiée dans «Le Mauricien», lui a permis de recevoir le titre de la Commonwealth Press Union à Londres.

C’est après ma retraite que je me suis rendu compte que durant mes 42 ans de service à la Sentinelle, j’ai exercé dans dix différentes sections ou métiers comme livreur de journal, fondeur de plomb, pressier, installation de la presse rotative, photogravure, électricien, chauffeur, maintenance, préparation de négatifs pour les plaques offset et, pour terminer, dans le monde de la photographie. D’ailleurs, j’ai reçu trois médailles de décoration de La Sentinelle pour ses 10 ans, 40 ans et 50 ans d’existence.

 En quoi le passage au numérique a-t-il changé votre travail ?

La photographie est un langage riche, complexe, avec des règles et c’est aussi un jeu de lumière. La pellicule c’est pour les souvenirs, tandis que le numérique c’est pour les informations. De nos jours, la caméra numérique prend la place d’un robot, avec l’intelligence artificielle. Au passage du chimique au numérique, la manipulation des images est devenue accessible avec Photoshop. L’image n’a plus cette conception moralisante, n’a plus de conscience. On peut fabriquer, à partir d’un logiciel d’ordinateur, une image sans lumière, sans camera et sans objet. L’image n’est donc plus une empreinte, mais devient une matrice que rien ne peut distinguer d’une image enregistrée réelle. Nous sommes bombardés d’images, mais très peu de photographes sont capables de lire et écrire une image correctement.

 Y a-t-il un photographe qui vous a motivé pour prendre la caméra et partager votre regard aux lecteurs de «l’express» ?

Ce n’est pas un photographe mais l’ancien rédacteur en chef, Patrick Michel, qui, m’a dit de «may enn kamera dan mo likou».

«J’ai exercé dans dix différentes sections ou métiers comme livreur de journal, fondeur de plomb, pressier, installation de la presse rotative, photogravure, électricien, chauffeur, maintenance, préparation de négatifs pour les plaques offset et, pour terminer, dans le monde de la photographie.»

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	<figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="" height="462" src="/sites/lexpress/files/images/gbassin.jpg" width="377" />
		<figcaption>&nbsp;L&rsquo;ambiance à Grand-Bassin&hellip;</figcaption>
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 Sur le terrain, on dit que vous êtes assez brusque. Faut-il s’agiter et courir dans tous les sens pour avoir la meilleure photo ?

J’ai eu la malchance de me faire agresser physiquement en plusieurs occasions et, dans bien des cas, mes équipements photographiques étaient bons pour la poubelle. Chaque matin, après avoir franchi le portail pour me rendre au boulot, j’étais obligé de me retourner pour regarder la maison une dernière fois. En février 1999, j’ai frôlé la mort quand je me suis fait agresser à Rose-Hill par un groupe de personnes très excitées devant l’église Notre Dame de Lourdes, au moment où je capturais sur pellicule la dépouille de Kaya qui se dirigeait vers Roche-Bois.

 Le premier streaking à Maurice, où un  spectateur a couru tout nu, lors d’un concert.

Un photographe de presse représente un ambassadeur pour la société d’édition qui l’emploie. Il a pour rôle de photographier des images pour les lecteurs du journal, non pour les archives ni sa gloire. Un chasseur d’images doit avoir un œil de lynx, être vif comme l’éclair et rempli d’imagination. Never let your camera falls asleep. La photographie ne se fait pas par l’action de la main mais par l’action de la lumière. Un bon photographe rend visible tout ce qui est invisible sur pellicule ou sur capteur numérique. Sur le terrain, avec mon appareil photo, je virevoltais comme Pelé. En effet, si jamais un photographe de presse loupe une photo, il sera toujours un «rateur».

 Vous avez aussi eu pas mal de démêlés avec la police sur les scènes de crime. Et puis vous êtes devenu formateur pour les photographes de la police...

Le clash entre la presse et la police date de très longtemps. Connu comme un fonceur, je reconnais avoir parfois perturbé les enquêteurs sur les scènes de crime avec mon appareil photo. Leur crainte de la photo qui sera publiée le lendemain est palpable. Par ailleurs, ils ont eu beaucoup de respect pour moi après que j’ai été highly commended par la Commonwealth Press Union, pour une série de photos des premières femmes commandos aux Line Barracks, en 2007. J’ai conçu et prodigué des cours en photographie au Scene of Crime Office, à l’ex-IVTB. J’ai aussi formé en photographie le National Security Service et une cinquantaine de policiers des différentes sections des forces de l’ordre dans le hall de la Special Support Unit, aux Casernes centrales.

 Le feu à la rue La Corderie transformé en timbre-poste

 À votre grand âge, vous courez encore. Jusqu’à quand travaillerez-vous ?

Chaque jour, les gens que je croise en chemin me demandent quand je cesserai de travailler et quel est mon secret, à 78 ans, pour toujours garder la forme. A ce sujet, je remercie ma femme qui s’occupe de ma santé. Elle est aussi une bonne cuisinière… Mon plus grand secret : je vis dans le présent et non dans le passé ou le futur pour éviter le stress. J’ai encore quelques années devant moi avant d’enterrer la hache de guerre.

 Y a-t-il suffisamment de solidarité entre journalistes des différentes rédactions sur le terrain ?

La solidarité n’existe plus entre journalistes des différentes rédactions. C’est devenu ultra concurrentiel, pour être en premier sur les réseaux sociaux. Ce désaccord qui règne entre confrères aide le pouvoir à détruire cette armure qu’on nomme la liberté d’expression.

Trois frères ennemis, Pravind Jugnauth, Paul Bérenger et Navin Ramgoolam, épaule contre épaule, souriants, lors d’un dîner

 Y a-t-il autant de journalistes justement sur le terrain de nos jours ? Ont-ils évolué avec les réseaux sociaux ?

Sur les réseaux sociaux les journalistes sont devenus plus nombreux que ceux dans les rédactions.

 Quelles sont les photos qui vous ont marqué ? Pourquoi ?

Durant ma carrière, j’ai capturé de nombreuses images et beaucoup m’ont marqué. Mais si je devais faire une sélection restreinte je retiendrais : une photo que j’ai prise lors d’un dîner tamoul des trois frères ennemis, Navin Ramgoolam, Paul Bérenger et Pravind Jugnauth, épaule contre épaule, souriants. Les Women Commandos à l’entraînement, photo publiée dans Le Mauricien, qui m’a permis de recevoir le titre de la Commonwealth Press Union à Londres. Le feu à la rue La Corderie transformé en timbreposte. Le premier streaking à Maurice, où un spectateur a couru tout nu, lors d’un concert au Chien de Plomb. Les majorettes du Queen Elizabeth College à la place d’Armes et l’ambiance à Grand-Bassin… 

«Un photographe de presse représente un ambassadeur pourla société d’édition qui l’emploie. Il a pour rôle de photographier des images pour les lecteurs du journal, non pour les archives ni sa gloire. »

Tout le monde a un smartphone et fait des photos de relativement bonne qualité. C’est quoi la différence avec un photographe journaliste ?

Une image sur laquelle repose une idée est plus forte et efficace qu’une image dont la seule raison d’être est le plaisir des yeux. Le photojournaliste raconte une histoire avec la photo qu’il a capturée sur pellicule ou capteur numérique.