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Carine Charlette-Katinic: «La saisie des avoirs est un outil puissant contre le crime»

15 février 2023, 19:00

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Carine Charlette-Katinic: «La saisie des avoirs est un outil puissant contre le crime»

L’affaire Franklin a propulsé la Financial Intelligence Unit (FIU) au-devant de la scène. Cet organisme autonome et indépendant, qui ne prend pas de mandat des autres, a joué un rôle crucial dans la mise en œuvre du plan du Groupe d’action financière (GAFI) pour sortir Maurice de la liste noire de l’Union européenne. Aujourd’hui, la FIU est la régulatrice pour les professions et institutions non financières telles que le secteur de l’immobilier. Sa directrice, Carine Charlette-Katinic, est également la vice-présidente de l’Information Exchange Working Group du groupe Egmont et la présidente de l’Asset Recovery Inter-Agency Network of Southern Africa (ARINSA). Elle nous parle de l’importance capitale de la FIU pour le pays. Elle s’est confiée en exclusivité à Business Magazine.

La Financial Intelligence Unit (FIU) a vu le jour en 2002 dans le but d’agir comme une agence nationale de renseignement financier afin d’enquêter sur les cas suspects de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Pouvez-vous nous préciser les paramètres légaux dans lesquels opère la FIU ?

 

Tout d’abord, j’ai tenu à faire cet entretien – aujourd’hui plus que jamais et cela, après l’affaire Franklin – parce que je veux que l’île Maurice et les Mauriciens comprennent qu’ils ont parmi leurs organisations une Financial Intelligence Unit qui fait partie d’un groupe de FIU à l’international qui opère au même niveau. Nous sommes une organisation de premier plan qui applique totalement les meilleures pratiques internationales, avec des protocoles et des règles strictes concernant notre identité, notre mode de fonctionnement, la manière dont nous utilisons les informations et ce que nous faisons à ce sujet. Nous avons le privilège et la grande responsabilité d’avoir accès à l’information et nous n’avons pas besoin de l’ordre d’un juge pour cela. À la FIU, nous sommes tous dévoués, absolument amoureux de notre sujet d’intérêt, et la formation, la sensibilisation et les meilleures pratiques sont capitales pour nous.

La FIU se compose de trois divisions distinctes. La première est la Financial Intelligence Analysis Division, division à laquelle la plupart des gens nous associent. La deuxième est l’Asset Recovery Division, qui a été ajoutée à notre mandat en 2016 et qui est un outil crucial au sein d’une FIU. La troisième division est la dernière à avoir été ajoutée à la FIU ; il s’agit de la Compliance, qui concerne l’Anti-Money Laundering/Combating the Financing of Terrorism (AML/CFT). Dans cette division, nous avons un rôle de superviseur. Nous supervisons ce que nous considérons comme étant des domaines d’intérêt où il est possible de blanchir de l’argent ou de financer le terrorisme. Ces domaines comprennent le secteur de l’immobilier, des négociants en métaux précieux et en pierres précieuses et, enfin, des praticiens du droit indépendants (notaires, avocats). L’année dernière, en juillet, nous avons également reçu un mandat supplémentaire, soit la supervision des cabinets d’avocats, ce qui est assez logique.

 

«Nous avons accès à l’information, et nous n’avons pas besoin de l’ordre d’un juge pour cela»

 

Ainsi, nous sommes l’organe central pour obtenir des informations financières, pour enquêter et analyser ces informations, les données financières, et nous connectons ensuite les points. C’est beaucoup de travail où nos analystes – nous avons d’excellents analystes qui sont formés au niveau international – sont au courant de tout ce qui se passe. Nous analysons les informations, nous retraçons les informations et nous développons un money map et social mapping pour savoir qui a de l’argent sale, quel crime a été commis, qui sont les associés, qui sont ceux qui ont aidé ces gens à blanchir l’argent et où est l’argent blanchi ; bref, qui possède quoi et où. Nous demandons et recevons également des informations des autorités chargées de l’application de la loi, qu’elles soient locales ou internationales.

Par exemple, nous partageons des informations avec les autorités chargées de faire respecter la loi, c’est-à-dire la police, à qui il appartient d’ouvrir une enquête. Nous n’avons certes pas les mêmes pouvoirs que la police, mais nous avons divers autres pouvoirs qui nous permettent d’enquêter sur tout ce qui touche au blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Dans la division des enquêtes financières – le côté renseignement financier – nous avons des agents qui sont très bien formés. C’est une compétence qui s’acquiert et ils sont formés internationalement. Ils ne cessent de se perfectionner car la criminalité change et nous devons être à jour concernant les méthodes qu’utilisent les criminels ici et à travers le monde. Je dois dire que nous travaillons discrètement. Par ailleurs, nous comptons également sur le fait que les informations nous soient fournies en temps voulu.

 

«Si un pays n’a pas une cellule de renseignement financier, c’est-à-dire une FIU, l’investissement n’est pas possible»

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Une fois que nous avons transmis des renseignements aux autorités compétentes, c’est à ces autorités d’enquêter et de prendre les mesures d’après leur mandat respectif. S’il y a de nouvelles informations, nous les analysons de sorte que, quelle que soit l’enquête en cours, nous apportons notre aide. Mais il faut faire la différence entre les renseignements et les preuves. La FIU fournit des renseignements, mais ces renseignements doivent être transformés en preuves pour les besoins d’une arrestation et pour ceux d’une cour de justice. Je dirais que nos renseignements sont parfois aussi bons que des preuves, mais il appartient aux enquêteurs et à la police de prendre des mesures et de faire ce qui relève de leur mandat.

Si un pays n’a pas une cellule de renseignement financier, c’est-à-dire une FIU, je ne sais pas combien de personnes viendront y faire des affaires. La cellule de renseignement financier est la caractéristique d’une juridiction réputée, sûre, sécurisée, appliquant les meilleures pratiques. Si un pays n’a pas cela, il ne passe pas l’investment grading. Quiconque veut investir quelque part examine l’écosystème, le cadre réglementaire et législatif et s’il n’y a pas de FIU, l’investissement n’est pas possible.

La FIU fait partie du réseau Egmont Group, qui regroupe la plupart des agences de renseignement financier au monde. Comment le fait d’être membre de ce réseau international permet-il à la FIU de collecter des informations pertinentes pour ses enquêtes et analyses ?

Je pense que le public doit connaître le fonctionnement de la FIU. Nous faisons effectivement partie du groupe Egmont où sont réunis les FIU qui adhèrent aux mêmes normes et mêmes meilleures pratiques. Nous avons également convenu d’un protocole pour l’échange d’informations, ce qui signifie qu’à tout moment, nous utilisons un canal sécurisé pour échanger des informations et les envoyer par ce même canal sécurisé. Il est important de mentionner que ce canal sécurisé est uniquement entre FIU du groupe Egmont.

Ensuite, nous utilisons notre pouvoir et nos capacités pour obtenir des informations afin de dresser le scénario ici et à l’étranger. Lorsqu’il s’agit de l’étranger, nous pouvons instantanément contacter n’importe qui dans le monde. Les criminels qui pensent qu’ils peuvent aller se cacher quelque part et que nous ne les trouverons pas, font fausse route. Étant membre du groupe Egmont, nous utilisons des renseignements dans un but, pour une raison ; celui de prévenir et de détecter le blanchiment d’argent provenant de tout crime (drogue, corruption, vol, trafic humain, wild life trafficking, etc.). Si l’information provient du groupe Egmont, nous devons au préalable recevoir l’autorisation de la source d’où proviennent les informations avant de les distribuer ailleurs et la distribution de ces renseignements est extrêmement potentic, et rien ne peut en sortir. Nous n’envoyons pas d’informations ou intelligence package à gauche et à droite. Ce qui veut aussi dire que presque tout le monde se fie à nous. Nous recevons et analysons minutieusement ces informations avant de les partager à l’étranger ou localement. Le suivi, l’analyse et la réanalyse sont constants.

Je viens également d’être nommée vice-présidente de l’Information Exchange Working Group (IEWG) du groupe Egmont. C’est la première fois que l’île Maurice accède à un tel niveau. Je suis également la présidente de l’Asset Recovery Inter-Agency Network of Southern Africa (ARINSA). Ces deux nominations sont liées au travail assidu de la FIU et sont le fruit de l’autonomie et de l’Independence de la FIU depuis que j’ai repris les rênes de l’organisation. Cela a été bien noté par les organismes internationaux compétents.

Je suis un peu surprise de la médiatisation du cas de Franklin dans la presse, mais c’est notre corps de métier jour après jour. Toutefois, il est intéressant que cette affaire ait attiré l’attention de la presse. Il faut savoir que ces deux dernières années, sous ma direction, beaucoup plus d’argent a été saisi. Le fait que la FIU ait agi non seulement sur les biens du principal concerné mais aussi envers tous ceux et celles qui ont bénéficié de ces activités choquent les Mauriciens. Mais cela ne devrait pas choquer ! Si vous êtes soupçonné d’être un criminel ou l’associé d’un criminel ou que vous avez bénéficié des avoirs d’un criminel, vous devriez savoir que la FIU va agir avec tous ses pouvoirs et que les biens soupçonnés d’être illégalement obtenus vont être gelés ! Crime does not pay in Mauritius !

Dans la région, l’asset recovery network est un outil important pour toute FIU. C’est un outil très puissant, rapide, efficace et dissuasif pour tout criminel. Rien ne peut être caché à 100 % car nous finissons toujours par attraper le criminel. Nous saisirons tous ses biens, toutes ses belles choses et nous verrons quel est cet avocat qui défendra pro bono ce criminel ; très peu le feront.

 

«Étant membre du groupe Egmont, nous utilisons des renseignements dans un but, pour une raison ; celui de prévenir et détecter le blanchiment d’argent provenant de tout crime»

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Grâce aux efforts concertés des autorités et du secteur privé, Maurice est aujourd’hui pleinement conforme aux 40 recommandations du GAFI. Peut-on dire que le pays est une juridiction hautement sécurisée et imperméable aux crimes financiers transitant par son centre offshore ?

S’agissant du Groupe d’action financière (GAFI), nous avons joué et continuons à jouer un rôle très important. Le lien naturel du GAFI est la FIU. Si la FIU d’un pays est indépendante, autonome et fait son travail, c’est une FIU saine ; ce qui se traduit en une juridiction saine. Nous sommes ainsi le collaborateur naturel du GAFI. Il est important de souligner que toutes les autres instances régulatrices ainsi que le secteur privé, qui comprend aussi les banques, sont appelés à contribuer à la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme.

Nous ne pouvons jamais garantir si le pays est une juridiction hautement sécurisée et imperméable mais je peux dire que nous sommes toujours au courant de toutes sortes de changements dans l’activité criminelle et les techniques utilisées par les criminels et leurs associés. Nous sommes aussi bons que n’importe quelle autre FIU à travers le monde, qu’elle soit américaine, britannique, canadienne ou française ; nous sommes une FIU du groupe Egmont. Nous opérons sur les mêmes normes. Les criminels ont toujours une longueur d’avance, et cela a toujours été le cas. Mais notre pays sera évalué sur la rapidité de notre réaction, sur la rapidité avec laquelle nous sommes capables de combler le fossé, le cas échéant, et sur notre interaction avec le secteur privé pour nous assurer qu’il est conscient des pitfalls particuliers identifiés par un criminel dans une juridiction.

Mais ce que nous pouvons dire : les criminels ne tiennent pas longtemps. Une fois découvert – et il le sera – la question n’est pas de savoir si, mais quand il sera poursuivi, arrêté et ses avoirs gelés. De même, ceux qui ont bénéficié directement ou indirectement des revenus provenant d’activités criminelles verront leurs avoirs gelés.

La FIU était un contributeur essentiel – si ce n’était le contributeur principal – lorsque nous avons quitté la liste grise du GAFI. Comme je l’ai dit, une FIU autonome, indépendante et efficace – comme nous le sommes maintenant – équivaut à une juridiction sûre. Donc, lorsque nous sommes sortis de cette liste, c’est là qu’a commencé le cheminement. Effectivement, nous devons continuellement nous mettre à jour car le travail difficile commence et il s’agit de continuité, de durabilité, de démontrer que nous sommes capables de gérer ce centre financier international. Donc, l’évaluation est continuelle. Nous ne pouvons donner de garantie qu’une fois passé ce cap, nous ne serons pas inquiétés.

 

«Si vous avez bénéficié des avoirs d’un criminel, vous devriez savoir que la FIU va agir avec tous ses pouvoirs et que les biens soupçonnés d’être illégalement obtenus vont être gelés»

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Justement, ces derniers jours, la réputation du centre financier mauricien est éclaboussée par l’affaire Adani et l’affaire d’emploi fictif impliquant l’ancien entraîneur de Manchester City, Roberto Mancini, dont les émoluments ont été payés à travers deux sociétés offshore incorporées à Maurice. Avec les nouveaux mécanismes mis en place, sommes-nous mieux armés pour mener à bien nos procédures de KYC et ainsi éviter d’être mêlés à des transactions douteuses ?

Comme je vous l’ai dit précédemment, les criminels essaient toujours d’avoir une longueur d’avance, cela du moins pendant un certain temps. Et je pense que la presse, elle, est un pas derrière nous. Je ne ferai pas de commentaires sur les affaires. Ce que je peux dire, c’est que si une information est parue dans la presse, cela ne signifie pas que c’est la première fois que nous l’entendons. Nous ne tirons pas nos informations de la presse ; ce n’est pas notre façon de fonctionner. Je ne vais pas commenter sur tel ou tel cas comme je l’ai dit, mais soyez assurés que nous sommes une FIU qui fait partie d’un réseau ayant une vaste connexion et qui est reliée au monde instantanément, cela 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Donc, nous n’attendons pas que la presse vienne nous apprendre des choses.

Souvent, on nous reproche notre opacité, mais vous ne voudriez pas que nous rompions la confidentialité et que nous allions parler des affaires en cours. Nous ne le faisons pas pour d’excellentes raisons, car nous voulons nous assurer que tout ce qui doit être fait l’est dans le respect du protocole de partage et d’analyse des renseignements. Et dans le respect non seulement de notre juridiction en termes d’enquêtes en cours ou non, mais aussi des juridictions extérieures qui travaillent également sur cela. Nous ne pouvons compromettre le travail en cours. Il est important de mentionner que même le Board de la FIU n’est pas au courant des analyses et investigations que nous faisons ; le Board en tout respect de notre législation ne s’ingère pas dans l’opérationnel. Nous évoluons au sein d’un écosystème qui fonctionne parfaitement.

Vous avez utilisé le mot indépendance plusieurs fois et par essence, une agence de renseignement financier comme la FIU est tenue d’une indépendance absolue. Pouvez-vous nous donner la garantie que la FIU opère de manière totalement autonome ?

Vous me demandez de vous donner des garanties, mais tout ce que je peux dire, c’est qu’en tant que directrice de la FIU et présidente de l’ARINSA et tout récemment nommée, par les 166 FIU faisant partie du groupe Egmont, vice-président de l’IEWG du groupe Egmont – l’organe qui va examiner votre protocole FIU et l’échange d’informations – une FIU doit être indépendante et autonome. Nous avons une charte, nous avons le GAFI ; nous sommes la seule organisation du GAFI qui a sa propre recommandation, au nombre de 29, portant sur l’indépendance, l’autonomie et sur l’absence d’ingérence dans le fonctionnement de la FIU en matière d’indépendance financière. Je peux vous assurer que sous ma direction, je ne prends pas d’appels téléphoniques car je suis guidé par ces recommandations que je respecte. Si nous ne le faisons pas, nous ne faisons pas partie du groupe des FIU.

Il y a cette idée à Maurice qu’il faut être connecté et avoir des liens ; moi je ne suis pas d’ici. J’ai accepté ce poste parce que je comprends l’importance de ce poste pour le pays et quelle est la responsabilité qui m’incombe pour diriger une telle organisation. Donc, ceux qui pensent qu’ils vont utiliser le téléphone ou essayer par d’autres moyens ont probablement constaté que je ne réponds pas ; it’s a dead end. Pour moi, la réputation d’une organisation est beaucoup plus importante à préserver pour que nous puissions continuer à faire ce travail. Je pense que l’île Maurice doit avoir confiance dans le fait qu’il existe une telle organisation et une équipe d’experts qui travaillent d’arrache-pied. Lorsque nous diffusons des informations, nous le faisons avec beaucoup de précaution, conformément au protocole que nous avons établi. Il faut savoir que ces renseignements ne nous appartiennent pas toujours ; elles nous ont été confiées avec confiance. Et, croyez-moi, nous recevons des renseignements provenant de tous les coins du monde. Mon équipe et moi-même sommes très attentifs à cela.

N’y a-t-il pas eu des cas où des officiers de la FIU ont subi la pression des politiques ou d’autres lobbys financiers ?

Pour que nous puissions entendre le secteur privé, il faut que ce soit pour des raisons valables. Se plaindre de ne pas vouloir s’enregistrer n’est pas une raison valable. Dire que nous sommes maintenant sortis de la liste et que nous pouvons mettre de côté les mesures mises en place n’est pas un lobby. Mais cela provient d’une minorité plutôt que d’une majorité. En ce qui concerne la pression, nous savons comment c’est : Maurice est un petit pays, mais nos agents ont avant tout prêté un serment de confidentialité et ils comprennent très bien leur rôle. Ceux qui ont essayé, n’ont pas été satisfaits du résultat parce que nous ne répondons pas… je ne réponds pas. Si le Premier ministre n’obtient pas d’informations et le Board ne s’ingère pas dans nos dossiers, qui d’autre peut obtenir des informations ? J’insiste à nouveau dessus ; nous ne partageons pas les informations ; nous avons un mandat et nous savons quel est notre mandat. Nous sommes stricts sur ce point.

Recueillez-vous des informations sur tout le monde ?

Tout le monde ! Mais cela ne veut pas dire que je suis assis là à surveiller votre conversation téléphonique, votre compte bancaire, vos contacts professionnels, vos connexions familiales ou autres, sans raison valable. Vous devez être soupçonné de quelque chose pour que nous puissions vous surveiller. Beaucoup de gens pensent que nous allons à la pêche aux informations ; je dois dire que c’est un concept intéressant, mais nous ne ferons jamais cela. Cela ne fonctionne pas ainsi.

 

«La FIU était un contributeur essentiel – si ce n’était le contributeur principal – lorsque nous avons quitté la liste grise du GAFI»

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Revenons aux affaires Adani et Roberto Mancini. Peut-on déduire qu’il y a encore quelques années, les procédures de due diligence n’étaient pas encore pleinement efficaces à Maurice ?

Comme je l’ai dit, je ne ferai aucun commentaire sur les affaires. Je dirai simplement que dans ce cas, des management companies sont impliquées et que nous ne sommes pas l’organisme de réglementation des management companies. Mais à chaque fois qu’il y a un soupçon, la FIU sera ou est déjà dessus localement ou internationalement. D’un autre côté, la responsabilité est sur les opérateurs, le secteur privé, les banques, les notaires, les avocats, les agents immobiliers… Toutes ces personnes doivent jouer leur rôle dans ce domaine. Car s’il y a un criminel qui a l’intention d’utiliser notre juridiction pour ce qu’elle n’est pas censée faire, il trouvera un moyen de le faire. Vous pouvez bloquer toutes les petites avenues, mais ils trouveront le point faible. C’est donc dans ce domaine que nous plaidons pour un partenariat public/privé, un dialogue et une sensibilisation permanents que nous avons déjà entamés. Nous sommes sortis du GAFI, mais nous ne sommes pas sortis de cet état d’esprit. Ce n’est pas une question d’entrée ou de sortie ; il s’agit d’un état d’esprit.

Après ce wake-up call, c’est le moment pour le secteur privé, en collaboration avec les organismes de réglementation et la FIU, d’aller de l’avant et de mettre en œuvre une manière d’être et une manière de faire des affaires. Ainsi, si quelqu’un vous a escroqué ou a utilisé votre organisation, vous pouvez dire – la main sur le cœur – que vous avez fait tout ce que vous pouvez, mais vous ne pouvez pas plaider l’ignorance. Il n’incombe pas à l’organisme de réglementation de savoir qui sont vos clients, car ce sont vos clients. Le secteur privé doit donc prendre ses responsabilités et être à nos côtés, avec l’organisme de réglementation, pour comprendre que s’ils ont tout mis en place et qu’ils ont été des victimes comme l’a été la juridiction, c’est explicable et nous prendrons des mesures rapides.

Vous avez dit plus tôt que depuis que vous êtes en poste, soit depuis deux ans, il y a pas mal d’enquêtes qui ont été menées dont la presse n’est pas forcément au courant. Avez-vous des chiffres ou le nombre d’argent qui a été saisi ou un cas de référence qui peut expliquer le travail qui est en train d’être fait au niveau de la FIU ?

Un bon exemple du travail que nous avons mené au cours des deux années à la FIU se reflète par la présence d’agents du FBI travaillant au sein même de la FIU, chez nous. C’est en relation avec plusieurs cas internationaux où nous avons été en mesure d’identifier les parties impliquées, retenir l’argent détenu en banque, les actifs, trouver la personne, assister le procureur américain, travailler avec le FBI et les autres FIU installées dans d’autres parties du monde au regard des victimes de cette personne. Nous avons certainement un certain nombre d’affaires qui sont en parallèle à de nombreuses autres à travers le monde. C’est un témoignage du travail que nous menons et qui n’est pas connu du grand public. Mais certains des cas d’activités transfrontalières illicites que nous avons gérés à Maurice ont été portés devant le tribunal ; les actifs ont pu être saisis et l’argent restitué à l’autre pays concerné. Quand il s’agit de la saisie et de la rétention d’actifs, les chiffres parlent d’eux-mêmes.

 

«Un bon exemple du travail que nous avons mené au cours des deux années à la FIU se reflète par la présence d’agents du FBI travaillant au sein même de la FIU, chez nous.»

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En ce qui concerne la saisie des avoirs, nous prenons le lead dans la région. Je précise à nouveau que l’ARINSA est un réseau très proche du groupe Egmont et du GAFI. Le GAFI préconise que chaque FIU ait une connexion à l’ARINSA. En ce qui concerne le recouvrement des avoirs, Raja Kumar, le nouveau président du GAFI, est pour donner le pouvoir de recouvrement aux FIU du monde entier. Et quel honneur pour l’île Maurice d’avoir déjà un modèle qui est maintenant préconisé par le GAFI comme étant le modèle pour les FIU.

En ce qui concerne l’Information Exchange Working Group (IEWG) du groupe Egmont, c’est un des projets que je vais présider sur le recouvrement des avoirs. J’ai vu le mérite d’avoir ce recouvrement des avoirs intégré à la FIU. Ainsi, lorsque nous parlons d’indépendance, d’autonomie et d’absence d’interférence, nous avons constaté qu’il s’agit d’un outil fantastique.

Comment se passe la collaboration entre la FIU, la FSC et les law enforcement agencies comme l’ICAC et la police ?

Nous sommes l’organisme central et nous collaborons intensivement avec elles. Elles doivent partager des informations avec nous et nous partageons également des informations avec elles. C’est un échange constant d’informations entre nos agences. Définitivement, sous ma direction, nous avons été en mesure de solidifier le rôle de la FIU et de fournir clairement des informations que les autres agences peuvent utiliser à leur tour sous leur mandat.

Pour renforcer la lutte contre les crimes financiers, la FIU planche sur la préparation d’un nouveau plan d’action national sur l’AML/CFT pour 2023-2025. Quand ce document sera-t-il rendu public ? Pouvez-vous nous en dire plus ?

Nous espérons qu’une partie de ce plan d’action sera rendue publique. Toutefois, pour le bien du public, nous allons devoir garder une autre partie confidentielle. Nous voulons venir de l’avant avec un document qui soit pratique, avec des objectifs clairs et des échéances claires. Définitivement, la publication est prévue pour 2023, après la présentation de notre budget et sa considération, en amont de cet exercice.

On sait que la FIU a joué un rôle crucial dans la mise en œuvre du plan d’action du GAFI. L’agence est désormais le régulateur pour les professions et institutions non financières (DNFBP) connues comme étant à risque pour les activités AML/CFT. Pouvez-vous nous expliquer comment la FIU supervise au jour le jour ces Designated Non-Financial Businesses and Professions ?

Notre troisième champ d’intervention concerne la supervision des professions et entreprises non financières désignées, et dans cette troisième division, nous disposons d’une équipe d’officiers certifiés dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Ils sont jeunes, énergiques et très expérimentés dans la conduite d’exercices d’AML/CFT.

 

«Notre effectif compte un expert moldave spécialisé en crimes financiers, dont la cryptomonnaie»

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Nous évaluons d’abord qui sont les professions et entreprises non financières désignées, nous demandons des informations et sur la base des informations qu’elles nous fournissent, nous évaluons leurs types d’activités, leurs profils de risque, et nous les notons en fonction des informations qu’elles nous ont données. À travers le risk grading system, nous rendons ensuite visite à ces organisations sur une base régulière. Ce que nous faisons est très simple : il s’agit de leur organisation, de leur entreprise ; ils doivent donc disposer d’un certain nombre de processus et de procédures de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme afin de mener leurs activités en toute sécurité, non pas dans notre intérêt, mais dans le leur. Ainsi, lorsqu’un criminel se présente et que son profil ne correspond pas à ce qu’il devrait être, ils doivent être en mesure de le vérifier par eux-mêmes et de décider, sur la base des informations qu’ils ont accumulées, s’il est bon ou non pour eux d’entrer en relation avec telle ou telle personne.

Ils doivent le savoir par eux-mêmes parce que nous voulons nous assurer qu’ils ont compris en quoi consistent leurs activités, comment continuer à fonctionner en toute sécurité et comment s’assurer que les personnes qui ne devraient pas entrer dans leur espace n’y entrent pas. Le résultat, c’est que cela les sauve, nous sauve, sauve le pays et notre réputation est sauvegardée. Je ne vais pas désigner un secteur en particulier, mais prenons par exemple le secteur de l’immobilier : si vous avez une personne de 28 ans originaire d’Europe qui travaille dans un supermarché et qui a assez d’argent pour s’acheter une villa à Maurice, il y a quelque chose de louche. L’argent est là, oui, l’argent est bon, oui, voulez-vous vraiment vendre la villa, oui. Mais voulez-vous vraiment prendre ce genre de risque ? Et comment savoir qui est cette personne si vous n’avez pas de processus établi. Nous demandons donc à ces organisations de mettre en place ce dont elles ont besoin pour pouvoir mener leurs activités en toute sécurité.

Ces processus et procédures d’AML/CFT n’affectent-ils pas ou ne ralentissent-ils pas l’ease of doing business ?

Quand vous comparez l’ease of doing business et que vous voulez être dans le quartile supérieur de ce classement, vous vous tournez vers ces pays où les principes de base des mesures de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme sont bel et bien ancrés. Donc, le classement par rapport au niveau de la facilitation de l’environnement des affaires va de pair avec son ancrage de l’essentiel des processus et procédures d’AML/CFT. Les pays qui jouissent d’un statut élevé d’ease of doing business sont ceux qui comptent un écosystème intelligent et facile d’utilisation pour les processus et procédures d’AML/CFT, et figurent parmi ceux que vous assimilez comme des références à suivre. L’ease of doing business et les mesures AML/CFT ne sont pas et ne devraient jamais être vus comme étant mutually exclusive.

Concernant les Designated Non-Financial Businesses and Professions, on sait qu’il y avait eu des grincements de dents de la part des opérateurs et des professionnels concernés quand il a fallu qu’ils s’enregistrent auprès de la FIU. Est-ce qu’ils se montrent coopératifs notamment lorsque la FIU les sollicite pour des précisions et des compléments d’informations ?

Oui, ils le sont. Il y a eu un peu de bruit à ce sujet au départ, émanant d’une incompréhension sur ce qui allait se passer et comment on devait rapporter les cas suspects à la FIU, etc. Il faut séparer le mandat de supervision des professions et entreprises non financières désignées de la FIU, de son travail de renseignement. Sous l’AML/CFT, la responsabilité incombe à l’organisation de comprendre sa propre activité, et comprendre ce qu’ils vont faire pour s’assurer d’opérer leur organisation de la manière la plus sûre possible. À un stade précoce, nous avons eu des échanges sains avec les entreprises sur leurs sentiments, leurs dires, ce qui est et ce qui n’est pas de l’ordre des paramètres, par rapport au respect de cette nouvelle obligation. La collaboration et la coopération sont à ce jour toujours en cours. Des sanctions ont été prises pour ceux qui n’ont pas respecté les lois.

Par rapport aux secteurs non financiers qui sont à haut risque et qui sont supervisés par votre département de conformité, l’immobilier est un important secteur pour l’économie mauricienne car il attire le plus d’investissement direct étranger. Au niveau des risques dans ce secteur et par rapport à son importance, comment procédez-vous ?

Nous jouons un rôle très important dans le National Risk Assessment (NRA). La FIU occupe une position privilégiée, pas seulement en tant que superviseur de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme ou pour le recouvrement des avoirs. Grâce à nos trois divisions, nous avons une vue d’ensemble sur tout l’écosystème. Contrairement à d’autres régulateurs ou organismes de réglementation ou de licensing, qui ont un mandat et qui ne peuvent pas regarder en dehors de ce mandat, la FIU voit tout. Nous avons été chargés de la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme et comme nous avons une vue d’ensemble, c’est nous qui sommes appelés à rédiger et réaliser le NRA.

Les données dont nous disposons alimentent donc le NRA, qui nous indique ensuite comment considérer ce secteur. L’immobilier est un secteur intéressant et nous le surveillons constamment parce que nous comprenons les risques qui guettent ce secteur. Mais je dois dire que le secteur comprend aussi quels sont ces risques. Il est donc plus facile de travailler main dans la main avec eux pour faciliter les affaires tout en respectant les règles. Le secteur est pleinement conscient du rôle qu’il joue ; il contribue au dialogue sur les risques auxquels il peut être confronté, sur la façon dont il peut gérer ces risques et la meilleure façon de le faire. Et ils ont très bien compris l’utilité de signaler à la FIU tout élément suspect.

Vous avez plusieurs fois évoqué l’expertise de votre équipe. Donc, la FIU dispose de compétences techniques voire de talents pour traiter comme il se doit les cas suspects d’AML/CFT…

Quand j’ai pris mon poste, la FIU était composée de 30 personnes. Aujourd’hui, nous sommes à 70. Je souhaite bien sûr recruter plus de personnes. Les 70 personnes ont accès à une formation intensive et continue. Nous avons peut-être les officiers les plus formés en cryptomonnaie à l’échelle locale. Nous avons accès à des logiciels sophistiqués, les mêmes qu’utilise le FBI. Nous avons aussi été rejoints par un expert moldave dans ce domaine, spécialisé en crimes financiers, particulièrement le bitcoin. Cet expert a travaillé sur les dossiers tels que Laundromat et autres cas de blanchiment d’argent ou la cryptomonnaie avait été utilisée. Nous avons pu l’attirer, et sa famille s’est installée dans l’île. Nous travaillons constamment avec d’autres agences à travers le monde. S’agissant de la cryptomonnaie et du bitcoin, nous sommes pretty out there et nous travaillons pas mal avec des agences internationales.

C’était un de mes souhaits – et c’est une des priorités de la FIU – de faire en sorte que nos agents soient formés non seulement à ce qui se passe déjà, mais aussi à ce qui va se passer. Nous avons une équipe de jeunes issus de divers milieux académiques, à laquelle sont venus se joindre des experts internationaux. Ce que nous recherchons chez quelqu’un, c’est sa curiosité, son intérêt et sa capacité à sortir des sentiers battus pour retrouver l’argent que le criminel a mis beaucoup de temps et de peine à essayer de cacher, parfois de manière peu intelligente. Ainsi, les nouvelles recrues n’ont pas besoin d’avoir un parcours particulier. Celui qui intègre la FIU doit se défaire de ce qu’il a, comme son MBA ou ses autres qualifications. Certes, cela lui a appris beaucoup de choses, mais ce n’est pas ce que nous recherchons. Nous allons donner la formation pour devenir un agent de la FIU et un agent de renseignement. Cette formation ne peut se trouver à l’extérieur. Ceux qui souhaitent nous rejoindre doivent également avoir un esprit analytique.

Malgré la pleine conformité de Maurice aux recommandations du GAFI, nous sommes toujours catalogués comme un « paradis fiscal » par la presse internationale. Que doivent faire les autorités pour corriger cette perception ?

Au niveau de la FIU, les demandes d’informations qui nous parviennent de n’importe où dans le monde sont une priorité, et nous y répondons avec le plus grand sérieux et la plus grande rapidité. Cela va loin, et je ne parle pas de ce que dit la presse mais de ce qui compte dans l’espace réglementaire. La FIU joue un rôle important et veille à ce que lorsqu’une demande d’informations est formulée dans le monde entier, nous y répondons. Si nous ne le faisons pas, nous avons un vrai problème.

Le paradis fiscal est basé sur l’arrivée de fonds possiblement d’origine douteuse ou obscure ici et ensuite sur la fermeture. Vous savez que l’argent est là, mais lorsque des personnes ou des pays vont demander au pays, par le biais des organismes, où se trouve cet argent, ils se heurtent au silence. Nous jouons donc un rôle très important à ce niveau. Quand nous recevons des requêtes d’informations à ce sujet, la FIU coopère avec les autorités. Si le cas s’avère que les fonds sont d’origine douteuse, nous collaborons pleinement dans les paramètres de notre mandat. C’est là que l’indépendance opérationnelle et l’absence d’interférence prennent tout leur sens. Il y a beaucoup de presse à ce sujet. Je pense qu’il ne suffit pas de dire que nous ne sommes pas un paradis fiscal ; toutes les instances régulatrices du pays devraient le démontrer. Chaque organisation a un rôle à jouer pour clarifier la façon dont elle gère les choses et les sanctions doivent être rapides lorsqu’un problème survient. Je pense aussi qu’il y a une peur de dénoncer quand on a attrapé un criminel.