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Pénurie de devises: comment les banques encouragent la spéculation

21 septembre 2022, 16:00

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Pénurie de devises: comment les banques encouragent la spéculation

Des membres de l’opposition parlaient, certes timidement, des spéculations pratiquées par ceux qu’ils qualifiaient de profiteurs. Nous avons découvert l’ampleur de ce phénomène et ses origines. On vous explique comment ils empruntent en devises pour investir à l’étranger et contribuent à la dépréciation de la roupie tout en s’enrichissant.

Alors que les importateurs font la queue pour acheter des devises étrangères, que l’offre ne peut satisfaire la demande et que, par conséquent, le taux de change de ces monnaies ne cesse de s’apprécier par rapport à la roupie, on apprend que certains Mauriciens fortunés ont accès à des centaines de milliers de dollars ou d’euros. Qu’en font-ils ? Importent-ils des produits alimentaires pour nourrir la population ? Utilisent-ils ces devises pour financer les études de jeunes Mauriciens à l’étranger ? Non, ils les gardent au chaud. 

Plus grave, ces privilégiés n’utilisent pas seulement leurs propres économies qu’ils ont en devises étrangères. Ils demandent et obtiennent des prêts en ces devises auprès de certaines banques. Qui récoltent par la même occasion des intérêts et d’autres frais. 

Comment cela se fait-il ? Un exportateur, par exemple, peut conserver disons 100 000 dollars de recettes à son compte en devise et non les vendre. Cela peut se comprendre, vu que l’exportateur devrait avoir le droit de garder ses dollars qu’il utilisera pour financer l’importation de matières premières. Ainsi, il ne courra pas le risque de fluctuations, surtout à un moment où la roupie tend à se déprécier, ce qui lui causera des pertes lorsqu’il devra acheter plus cher les dollars pour payer ses importations. Certains diront que le fait que l’exportateur garde une grosse partie de ses recettes en devises prouve que son entreprise n’apporte pas grand-chose au pays, surtout si elles sont aussi utilisées pour payer le travailleur bangladais. Mais cela est un autre débat. 

On comprend cependant moins que des Mauriciens ou résidents étrangers non exportateurs puissent être autorisés à conserver leurs dollars ou euros rien que pour se prémunir de la dépréciation de la roupie. Alors que le pays manque de devises. Là aussi, c’est un autre débat dans lequel il n’y a pas beaucoup d’économistes, même de l’opposition, qui daigneront entrer, probablement au nom du sacro-saint principe de liberté économique et de l’image du pays ! 

Résultat, déjà sérieux, pour nous autres Mauriciens lambda, le manque de devises provoque une dépréciation accélérée de la roupie et ainsi une inflation des prix de produits importés comme le lait, le riz ou même le carburant, dont le prix risque de rester élevé pour cette raison, comme l’a expliqué l’express de lundi. 

T’as des dollars ? En voilà encore 

Mais ce qui est grave dans toute cette histoire, c’est que certains privilégiés du système ne placent pas seulement leur propre argent en devises. Ils en empruntent encore et ont droit à neuf fois la somme qu’ils détiennent déjà… avec l’effet levier ou le leveraging. Ainsi, si l’on a 100 000 dollars, on a droit à un emprunt de 900 000 dollars. Le tout, c’est-à-dire, un million de dollars, est alors placé là où cela rapporte le mieux. Il y a aussi un élément de risque lorsque l’on recherche de hauts retours. Pour un financier, la banque qui pratique cela fait presque exactement ce qu’elle a promis de ne plus faire après les pertes par milliards : prêter à risque à des étrangers. 

Pour le moment, on place allègrement des millions de dollars dans certains pays africains qui ont bien besoin d’investissement pour leurs projets infrastructurels notamment. Un peu comme à Maurice, quoi ! Le placement en Afrique rapporte environ 5 % sur un an. Le client doit toutefois s’acquitter d’intérêts d’environ 2,15 % à la banque locale qui lui a avancé les 900 000 dollars dans notre exemple. Ce qui lui fait un gain net de 2,85 % sur les 900 000 dollars plus 5 % sur ses 100 000 dollars. La belle affaire ! 

Et la banque locale ? Elle perçoit donc 2,15 % sur ces 900 000 dollars (plus les inévitables frais, bien sûr) alors que ces dollars ne lui coûtent presque rien. Car, nous dit-on, la banque locale ne donne aucun intérêt sur le dépôt de 100 000 dollars du client, ni sur les autres 900 000 dollars des autres clients qu’elle utilise. Car ces autres clients, même ceux qui ne contractent aucun emprunt en dollar, préfèrent laisser leurs dollars dormir en banque sans aucun retour, le dollar inactif étant mieux qu’un dollar vendu contre des roupies qui se déprécient chaque jour… 

Immobilisation des devises 

Mais que ce soit ces 100 000 ou les 900 000 dollars, ils ne peuvent donc être vendus sur le marché à un importateur, par exemple, car placés en Afrique. C’est ainsi que la pénurie de devises s’accentue, entraînant la dépréciation de la roupie. Face à cette dépréciation continuelle, l’homme d’affaires-spéculateur conserve encore plus ses devises étrangères. Ce qui entraîne l’économie dans un cercle vicieux de dépréciation de notre monnaie. L’effet de manque de devises s’aggrave par neuf fois lorsque nos banquiers, qui sont loin d’être des philanthropes, préfèrent grignoter des intérêts en prêtant des dollars à investir en Afrique. 

Le client qui emprunte neuf fois la somme des dollars qu’il détient pour les placer à l’étranger, dans l’exemple des 900 000 dollars, récoltera environ Rs 2,5 millions en un an. Cet appât du gain de Rs 2,5 millions prive le pays de 900 000 dollars (ou Rs 39 millions en devises) qui auraient pu être utilisés par les importateurs ou des parents qui veulent payer pour les études de leurs enfants à l’étranger. Mais ça, ce n’est pas le problème de la banque et du spéculateur. D’autant plus que s’ils vendent leurs dollars contre des roupies et placent ces dernières en dépôt fixe, ils ne gagneront pas beaucoup d’intérêts, nous dit un banquier. «Le dollar qui rapporte mieux que la roupie, c’est le monde à l’envers. Cela finira par provoquer la fuite des capitaux. C’est un vrai cocktail explosif pour dynamiter l’économie.» 

«My country is rich» 

Il est vrai que les devises conservées par les clients ne peuvent être converties et vendues par la banque si les clients ne le veulent pas. Mais vu le nombre croissant de ces comptes en devises - tout le monde veut avoir son compte en dollars ou en euros - et la valeur grandissante de ces sommes, il existe un véritable problème. C’est d’ailleurs de ces énormes réserves que le gouvernement s’enorgueillit constamment pour repousser les allégations de pénurie de devises. Cependant, rappelons-le, une autre bonne partie de ces «réserves» ne sont que de «passage» (float) et sont la propriété de Global Business Companies, les compagnies dites offshore. D’autres sont des emprunts de l’État. 

Pour revenir aux devises appartenant aux Mauriciens ou résidents étrangers, elles font donc joli dans les comptes mais demeurent de plus en plus inutilisables pour l’importation, par exemple. Sauf, bien sûr, comme évoqué plus haut, pour être placées en Afrique ou ailleurs dans un but de spéculation. Selon un banquier, la valeur de cet argent qui fait joli s’élèverait à plusieurs milliards. 

Un ex-banquier se demande si les autorités et la Banque centrale en particulier ne devraient pas songer à changer les lois pour limiter au moins temporairement le nombre de ces comptes en devises, si ce n’est pour arrêter la dépréciation de la roupie. «Mais il est vrai aussi, ajoute notre interlocuteur, que ce ne sera qu’une solution à moyen terme puisque notre économie souffre de carences fondamentales : nous importons plus que ce nous exportons ou recevons comme revenus du tourisme, entre autres.» Bref, comme le disait l’économiste Pierre Dinan, nous vivons au-dessus de nos moyens. Notre interlocuteur est d’avis qu’il faudrait décourager pour commencer les importations de produits de luxe en les taxant davantage. «On n’en mourra pas, même si certains ‘gros paletots’ vont hurler au crime à la liberté de commerce.»

 


La grande muette n’a vu que l’arbre qui cache la forêt ? 

<p>C&rsquo;est à la suite d&rsquo;une alerte anonyme, semble-t-il, que la Banque centrale (BoM) a réagi en apprenant &ndash; tenez-vous bien &ndash; que certains hauts cadres d&rsquo;une banque pratiqueraient eux aussi cette spéculation. Une lettre a été adressée par la gouverneure-adjointe de la BoM à la direction de cette banque qui aurait déclenché une enquête. Cinq managers, voyant que des clients s&rsquo;enrichissent avec des devises placées au Kenya, ont voulu faire de même. Et d&rsquo;où ont-ils obtenu l&rsquo;emprunt en devises ? De leur propre banque ! La Banque de Maurice qualifie ces agissements d&rsquo;utilisation d&rsquo;<em>&laquo;inside information&raquo;.</em> Mais elle n&rsquo;a rien dit sur les clients qui ont inspiré ces pratiques à ces managers. <em>&laquo;En fait, nous dit un banquier, c&rsquo;est un exministre des Finances connu comme Goldfinger qui avait fait grand bruit avec cette pratique en empruntant des devises pour investir dans l&rsquo;or&hellip;&raquo;</em> Interrogée, la Banque de Maurice est restée muette.</p>