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Pénurie alimentaire mondiale: le spectre du frigo vide

17 juillet 2022, 20:00

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Pénurie alimentaire mondiale: le spectre du frigo vide

Les risques d’une crise alimentaire mondiale liée à la guerre entre la Russie et l’Ukraine s’accentuent. Figurant parmi les plus gros producteurs de céréales, ces deux pays privent les autres de ces denrées et induisent des flambées de prix. Question cruciale dès lors : Maurice est-il préparé ?

La crise n’est pas près d’être désamorcée. Hélas, celle d’ordre alimentaire risque de s’aggraver, estimait Mathias Cormann, secrétaire général de l’Organisation de coopération et de développement (OCDE). «Sans la paix en Ukraine, les problèmes de sécurité alimentaire qui se posent dans le monde ne cesseront de s’aggraver […]», a-t-il indiqué lors de la publication du rapport de l’organisation sur les perspectives agricoles des dix prochaines années à la fin de juin 2022. Sans un arrêt de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, cette organisation redoute une crise alimentaire majeure dans les prochains mois, qui est de surcroît aggravée par l’augmentation de la population mondiale et d’une plus faible productivité agricole.

Maurice n’en est pas épargnée. Comment sommes-nous affectés par cette pénurie mondiale des aliments ? Pour quels aliments serons-nous le plus impactés ? Selon Yovan Jankee, Market Intelligence and Communications Manager chez Panagora, le principal risque pour l’île se situe au niveau des commodités de base comme le blé, le riz entre autres, qui sont non seulement des aliments mais aussi des ingrédients pour l’alimentation animale. «Sur l’échiquier mondial, notre pays représente de petits volumes d’importation et les grands exportateurs vont privilégier les marchés plus gros», déclare-t-il. Il ajoute que la situation a aussi une dimension politique : certains pays mettent des quotas en anticipant des ruptures sur le marché à cause de la guerre par exemple. Les bonnes relations qui lient les Mauriciens à leurs partenaires pourront peut-être atténuer l’impact volume mais n’auront pas d’effet sur l’inflation.

Pour Jhom Maslamony, responsable de Save Shop and Sons, importateur de produits frigorifiés qui approvisionne les supermarchés de l’île, le problème vient de la pénurie des navires pour assurer le transport des importations à Maurice. A son avis, les produits comme l’huile comestible seront davantage impactés par cela. Veemarlaine Veerapen, directeur de J. M. Veerapen, évoque davantage la pénurie du dollar plutôt qu’alimentaire. «Il n’y a pas de dollars à la banque. C’est cela le principal problème. Il y a beaucoup de produits sur le marché mais les prix sont plus élevés à cause de l’indisponibilité de ces devises. Comment va-t-on payer pour nos marchandises importées dans ce cas ?», se demande-t-il. À cela, se rajoute sa valeur en roupies qui ne cesse de grimper. En milieu de semaine, par exemple, le dollar américain se chiffrait à Rs 46,25.

Si cette «pénurie de dollars» s’atténue, nous pourrions avoir un assainissement, confie-t-il. D’ailleurs, Veemarlaine Veerapen ajoute que des cargaisons de haricots blancs et rouges, entre autres grains secs, seront bientôt importées de Madagascar. «J’ai dû payer des amendes de Rs 68 000 sur deux conteneurs à cause de ce manque de dollars», précise-t-il.

Sonny Wong, Chief Operating Officer d’Innodis, constate que depuis le Covid-19, la sécurité alimentaire et le coût de la vie sont devenus des sujets très préoccupants dans la grande majorité des pays. L’île Maurice, étant un petit marché éloigné, dépendant beaucoup des importations, a été encore plus impactée par les restrictions mises en place. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine n’a fait qu’aggraver cette situation, avec des conséquences néfastes sur le marché des céréales et de l’énergie. «Cependant, les importateurs locaux, dont Innodis, s’organisent tant bien que mal afin de maintenir un approvisionnement régulier malgré les difficultés auxquelles ils ont à faire face : les prix élevés des fournisseurs internationaux, la perturbation du fret maritime ainsi que l’appréciation du dollar américain face à notre monnaie locale, entre autres», affirme-t-il.

Il précise que cette guerre entre la Russie et l’Ukraine a non seulement impacté les approvisionnements en matières premières mais aussi engendré une flambée des prix des emballages, d’où une augmentation générale des prix des produits alimentaires et non alimentaires, locaux et importés. «Les prix de certaines commodités continuent aussi à grimper au niveau mondial en raison des phénomènes climatiques extrêmes, sans oublier évidemment la hausse du prix des carburants. On ne pourra sans doute espérer une amélioration de la situation uniquement lorsque le conflit entre la Russie et l’Ukraine sera résolu», déclare Sonny Wong.

De son côté, Jacques Li Wan Po, Managing Director de Sungold Trading Ltd et du groupe Jacques Li Wan Po, indique qu’il faut distinguer entre pénurie et inflation des aliments. «Si rupture de stock, il y en aura pour certains produits, les causes principales seront lies à la logistique ou au manque de devises auprès des banques qui ne permettent pas aux importateurs de payer leurs fournisseurs à temps», mentionne-t-il. Par contre, l’inflation s’est bien installée dans le cycle économique mondial. Les prix des aliments resteront élevés pour encore quelque temps et à Maurice, ils seront exacerbés par la dépréciation de la roupie.

Et sur le plan mondial, la montée des taux d’intérêt pour combattre l’inflation pourrait engendrer une récession conduisant à une baisse de la consommation et de la demande. D’après Jacques Li Wan Po, il faudra aussi espérer que le changement climatique n’affectera pas la production agricole mondiale. Car la guerre affecte déjà négativement l’offre mondiale en aliments, provoquant ainsi une montée de prix. «Une baisse de demande est maintenant essentielle pour une stabilisation des prix. Un resserrement de la politique monétaire est essentiel à ce stade crucial de ce cercle vicieux dans lequel se trouve l’inflation. Le prix à payer est une récession avec peu ou sans création d’emplois. Comment minimiser le prix à payer pour atteindre cet objectif, c’est la question que chaque gouvernement doit se poser», souligne-t-il. Sur le plan international avec la fin du Covid-19, la production mondiale va continuer à augmenter pour atteindre son niveau normal, ce qui rééquilibrera le mécanisme de l’offre et de la demande.

En quoi sommes-nous autosuffisants ? D’après Yovan Jankee, le pays dispose de degrés d’autosuffisance variables selon les types de produits. «Nous ne produisons pas encore suffisamment pour répondre à la demande locale en légumes, par exemple. Maurice est principalement autosuffisant en poulet aujourd’hui, ce qui veut dire que notre pays est capable de produire suffisamment de volaille pour répondre à la demande des consommateurs locaux. Mais attention à ne pas confondre autosuffisance et autarcie. Hélas, notre pays a besoin d’importer des matières premières comme des céréales, qui ne peuvent pas être produites localement faute d’espace ou de ressources», constate-t-il. Pour lui, Maurice demeure pleinement intégré et donc en partie, dépendant des chaînes d’approvisionnement alimentaires mondiales.

Jhom Maslamony estime que Maurice est loin d’être autosuffisant puisque les intrants des productions locales comme la volaille, les viandes, les œufs entre autres, coûtent plus cher. «Les aliments pour nourrir les poulets, qui proviennent d’Ukraine, ont flambé, ce qui se reflète sur les prix à la consommation. Quant à la viande, les tarifs sont plus salés à cause du fret et de l’appréciation du dollar. Celle en provenance d’Australie est bien plus élevée», avance-t-il. Par conséquent, depuis deux à trois mois, il a décidé d’introduire sa propre marque de saucisses – Top Grill – en important ce produit du Brésil pour que ce soit plus accessible aux consommateurs. L’Inde aussi demeure un des pays exportateurs les moins chers.

Plus optimiste, Sonny Wong estime que notre autosuffisance est effective dans plusieurs secteurs. A l’exemple du poulet de chair. «Innodis possède deux unités de conditionnement de poulet que nous distribuons principalement sous la marque Prodigal. Notre industrie de volaille est actuellement stable et pérenne. Au sein de notre entreprise, nous produisons nos poulets aux standards internationaux avec des normes de qualité strictes. Nous avons plusieurs décennies d’expérience dans le domaine», explique-t-il.

Par ailleurs, poursuit-il, la production locale de yaourt et de crèmes glacées peut aussi satisfaire l’ensemble de la demande du pays. «A ce titre, nous produisons du yaourt sous la marque Dairyvale et les crèmes glacées sous la marque Dairymaid. Nos marques n’ont rien à envier aux marques internationales en termes de qualité et sont en général plus compétitifs», ajoute-t-il.

Malheureusement, poursuit Yovan Jankee, les vagues d’augmentation de prix ne vont pas se calmer avant plusieurs mois car nous sommes tributaires des perturbations internationales en cours. «Nous avons besoin de matières premières même pour les produits locaux : ingrédients mais aussi engrais, outils, carburants. Or, l’inflation continue de frapper ces intrants de plein fouet», indique-t-il. Selon lui, la guerre en Ukraine est un phénomène parmi des dynamiques de fonds plus graves comme le changement climatique. Des événements comme La Niña ont contribué à des récoltes en deçà des prévisions. Dans le même temps, la main-d’oeuvre manque dans les champs et les usines de production pour diverses raisons autour du monde : en Europe c’est la guerre, ailleurs c’est le Covid-19. «Il n’y a pas un problème à résoudre mais bien une série de facteurs qui secouent les systèmes alimentaires mondiaux. A notre niveau, renforcer le système alimentaire mauricien passe notamment par la diversification et le renforcement de la production locale. Mais cette transformation nécessaire se fait en pleine période de crise. Elle a besoin de temps pour porter ses fruits», déclare-t-il.