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Interview... Professor Marc Serge Rivière: Voltaire écrivait «pour agir»

11 février 2022, 17:00

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Interview... Professor Marc Serge Rivière: Voltaire écrivait «pour agir»

Le Professeur Serge Rivière lance son... 36ͤ ouvrage samedi. Il fera la part belle à l’un des philosophes des Lumières les plus importants, dont les enseignements demeurent plus que jamais d’actualité. «Au secours, Voltaire !»

De quoi parle “Travels with Voltaire”,votre 36ͤ ouvrage ?
Ces Mémoires académiques présentent un parcours de plus de soixante ans depuis mes études primaires à l’école du Sacré Coeur et ensuite en 1958, à l’école de Notre Dame de la Confiance à Curepipe, où je fus le seul étudiant à décrocher la «petite bourse» en Primary Schools Leaving Certificate. Je fus ainsi admis au Collège Royal de Curepipe en janvier 1959 jusqu’en 1965, les meilleures années de ma vie, car je découvris en moi une passion pour les lettres et la littérature. Proclamé lauréat (côté Arts) en 1965, je partis à la découverte du monde («Go West, Young Man !») et me retrouvai en Ecosse, suite aux conseils d’un de mes professeurs du RCC, M. Navin Akaloo qui présentait aussi le journal télévisé en anglais tous les soirs à la MBC. Ce fut un excellent choix, car ma modestie et mon humilité m’auraient empêché de profiter du monde élitiste d’Oxford ou de Cambridge que je connus par la suite en tant que chercheur. 

Travels with Voltaire retrace le pèlerinage du chercheur bénédictin qui se dévoua aux études voltairiennes. A Aberdeen, j’avais pris connaissance des essais historiques de Voltaire, en particulier Le Siècle de Louis XIV (1751) qui correspondait parfaitement à mon goût littéraire pour Racine, Corneille, Molière et La Fontaine, guidé par le professeur de marque qu’était Daniel Koenig au RCC. Je voulus faire des études supérieures au Canada pour une Master en français, mais après un an, je dus remettre le cap sur l’Ecosse car les «quelques arpents de neige» en Amérique du nord, selon Voltaire, me parurent infinis et le froid était insupportable, malgré l’offre d’une bourse qui me fut offerte à Ottawa. Je m’engageai donc pour un doctorat sur Voltaire à l’Université de St Andrews en Ecosse, que je complétai en 1980 (A Study of the «Siècle de Louis XIV»), tout en enseignant la langue et la Littérature française à l’Université de Glasgow à plus de 1 000 étudiants écossais la semaine. 

L’émigration vers Melbourne où se trouvait déjà la famille Rivière me permit de changer de continent comme Candide, dans le Conte de Voltaire. Le voyage devint un mode de vie pour moi, et la littérature des voyages un champ de recherche passionnant. Voltaire devait me hanter pendant 50 ans, et à l’Université James Cook dans le Queensland, je publiai bon nombre de livres et d’articles sur lui sans oublier les voyageurs comme Isidore Duperrey, Dumont d’Urville, Louis et Hyacinthe de Bougainville, Louis Claude de Freycinet, Nicolas Baudin, entre autres, et bien sûr James Cook. Le livre que je lance est donc un relevé de ma recherche au fil des années, dans le Queensland et en Irlande où je fus nommé à la Chaire de Languages and Cultural Studies en 1996. La passion pour la recherche et la joie des découvertes de manuscrits dans les Archives de France, d’Australie, d’Ecosse, d’Irlande, de Suède et d’Allemagne se manifeste dans la deuxième partie du livre.

Vous êtes donc, avant tout, chercheur ? 
Non, puisque les lecteurs remarqueront que mon livre est consacré autant à l’enseignement dans le secondaire (à Maurice et à Melbourne) et dans le tertiaire. Je découvris très tôt en moi l’enseignant qui aimait à communiquer des idées, les complexités de la langue, la Culture française et anglaise, enseignes des cours de littérature comparée, et ce que je nomme dans le livre «l’acculturation» ainsi que les Cultural Studies. J’ai enseigné dans cinq continents et si ma méthode a souvent changé, ma philosophie de l’enseignement est demeurée la même : «Apprendre à enseigner, et enseigner pour apprendre.» J’ai sans doute plus appris de mes étudiants qu’ils n’ont appris de moi, car les jeunes ont accès à l’internet, à des portables, de même qu’à des bibliothèques si bien garnies. Il faut donc être toujours à l’écoute de ce qu’ils ont à nous confier ; j’en ai connu de brillants étudiants à l’UOM, en Australie, en Irlande ! Je ne cesse de me citer la phrase de Voltaire, qui imitait Montaigne et Sir Isaac Newton : «Que sais-je ?» Le patriarche de Ferney se voulait «Le philosophe ignorant», titre que dans la presse je lui ai volé à plusieurs reprises. Justement, la définition de «Philosophe» dans le Dictionnaire philosophique (1764) est : «Amateur de sagesse, c’est-à-dire de la vérité […] Il a fallu des siècles pour connaître une partie des lois de la nature. Un jour suffit à un sage pour connaître les devoirs de l’homme.»

Voltaire est mort en 1778 mais demeure d’actualité. Pourquoi ? 
Voltaire était polygraphe : ses écrits constituent une oeuvre immense ; on estime que la nouvelle édition de ses Oeuvres complètes publiée par la Voltaire Foundation (Oxford) se montera à 150 tomes ; Théodore Besterman, premier grand éditeur moderne de Voltaire, qui dormait dans le lit de Voltaire à Ferney et était devenu, selon lui, Voltaire lui-même, estimait que le partriarche avait écrit 15 millions de mots ou l’équivalent de 20 Bibles. Je n’ai lu qu’une infime partie de ce corpus gigantesque ; il faudrait plusieurs vies de chat pour y arriver. Lui-même a écrit jusqu’à l’âge de 84 ans ! 

Mais pourquoi lire Voltaire de nos jours, à l’exception de son chef-d’oeuvre d’humour, Candide, que nos enfants étudient au Lycée et que j’ai lu en plein cyclone «Carol» en 1960 pour la première fois à 13 ans ? «Il est le philosophe qu’il faut à un monde de bureaucrates, d’ingénieurs et de producteurs», écrivait déjà Gustave Lanson en 1894, dans son Histoire de la littérature française. Et ce monde «fou» aujourd’hui a besoin de l’Apôtre de la Tolérance ! Regardez l’Assemblée à la télé et voyez la conduite de nos élus ! 

«Tolérance», c’est le mot clef qui est à la base de toute la pensée militante de Voltaire à Ferney au cours des années 1760, sous ses diverses forme : (a) Tolérance individuelle et collective dans le domaine des croyances religieuses ; (b) Tolérance des groupes ethniques et des nations en ce qui concerne les relations internationales et la guerre; et (c) la tolérance dans le domaine du judiciaire, du délit et des peines, à l’époque de Voltaire et de nos jours.

Voltaire demeure l’un des philosophes des Lumières les plus importants. Il a eu une vie mouvementée marquée par l’engagement au service de la liberté… mais pas que. 
Face à son monde bouleversant et bouleversé, la guerre, les intégristes de tout poil, les extrémistes et les fanatiques, l’injustice, la violence, l’égoïsme de la bourgeoisie, l’impérialisme colonial, l’humaniste et le patriarche de Ferney, n’hésita pas à intervenir, à ses risques et perils – enfermé à la Bastille dans sa jeunesse, exil en Angleterre de 1725-1730, en Prusse et en Suisse. Il ne revint à Paris qu’en 1778 deux mois avant de mourir, devint franc-maçon et il se confessa, disant : «Je meurs en adorant Dieu, en aimant mes amis, en ne haïssant pas mes ennemis, en détestant les superstitions.» Ecoutons aussi la belle Prière à Dieu qui clôt le Traité sur la tolérance (1763) : 

«Puissent tous les hommes se souvenir qu’ils sont frères ! Qu’ils aient en horreur la tyrannie exercée sur les âmes; comme ils ont en exécration le brigandage qui ravit par la force le fruit du travail et de l’industrie paisible ! Si les fléaux de la guerre sont inévitables, ne nous haïssons pas, ne nous déchirons pas les uns les autres dans le sein de la paix, et employons l’instant de notre existence à bénir également en mille langages divers, depuis Siam jusqu’à la Californie, ta bonté qui nous a donné cet instant.» 

On a aujourd’hui besoin plus que jamais de Voltaire ; pensez à l’Ukraine, à la Corée duNord, au Parlement britannique, à nos conflits politiques, à nos pétitions électorales. Je n’en dis pas plus. «Au secours, Voltaire !» 

C’est ainsi qu’en tant que disciple de Voltaire, je tenais à voyager avec lui, en me posant la même question : «Où sont les âmes inébranlables, justes et tolérantes ? […] Etre hypocrite, quelle bassesse ! Mais être hypocrite et méchant, quelle horreur !» («Philosophe») Mais ce qui m’a toujours fasciné, c’est l’aspect paradoxal du patriarche de Ferney. Voltaire était un homme plein de contradictions, qui ne pratiquait pas ce qu’il prêchait, qui avait un art presque féminin de plaire et de se plier à la fantaisie des Grands de son siècle, Mme de Pompadour, Frédéric le Grand, Catherine Impératrice de Russie, les princesses et les ducs, mais qui détestait la noblesse française, ayant reçu des coups de bâton de duc de Rohan dans sa jeunesse en 1718. Lui qui critiquait l’esclavage dans Candide, mais qui avait des actions dans la Compagnies des Indes, lui qui prêchait l’égalité mais qui disait sans hésitation qu’il fallait bien, dans la société, des hommes qui fassent le travail de main ! Irascible, fougueux et dogmatique, il faisait de la tolérance sa raison d’être ! 

L’immortel Voltaire, symbole de la mémoire culturelle du siècle des lumières, nous donne l’exemple d’un «militantisme philosophique»; il est avant Sartre «la première figure de l’intellectuel moderne: un écrivain ‘engagé’, parce que ses prises de position vont sans cesse à la rencontre de l’histoire.» (Stéphane Pujol, ‘Voltaire’ (Ministère des Affaires Etrangères, 1994) p.5) Il nous fera, donc, réfléchir sur notre monde à nous ; «il faut cultiver notre jardin», énonce le réaliste à la fin de Candide.

Et dans votre livre, vous «cultivez votre jardin» ? Comment ? 
D’abord en essayant d’«encourager les autres» – autre phrase empruntée à Voltaire – et surtout les jeunes, à bosser pour accomplir leurs rêves et leurs ambitions. Né dans une famille Créole modeste, j’ai beaucoup travaillé dans les facultés et j’ai beaucoup fouillé dans les archives, les biliothèques nationales et les collections privées pour écrire des livres et des articles. Ensuite, je dis aux lecteurs qu’il faut être modeste, respecter la culture et le point de vue des autres. C’est encore Voltaire qui définit la «Vertu» comme étant : «Bienfaisance envers le prochain.» (1764) Et qui plus est, rappelons la citation très connue : «Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire»

Mais aujourd’hui dans notre île au soleil, défend-on suffisamment la liberté d’expression ? 
Voltaire écrivait «pour agir» ; je félicite les journalistes qui suivent son exemple. Cette phrase reflète parfaitement le militantisme qu’il fallait aux journalistes mauriciens assis devant l’Hôtel du gouvernement au cours des années 1970, et les Mauriciens engagés debout au soleil avec des pancartes qui défendent nos droits et notre liberté d’expression. Donc, oui Voltaire est d’actualité ; donc, je continuerai à voyager avec lui et j’invite vos lecteurs à voyager avec nous en lisant le livre Travels with Voltaire : Academic Memoirs (ELP, 2021), qu’ils peuvent se procurer dans toutes les librairies. Si le livre est écrit en anglais, c’est bien parce que l’auteur aime la langue de Shakespeare autant que Voltaire l’aimait après son séjour de cinq ans en Angleterre ; lui qui évoquait la supériorité des Britanniques en politique, philosophie, sciences et littérature – ajoutant même que l’innoculation en Angleterre était acceptée mais rejetée en France– dans ses Lettres philosophiques (1734). La première édition était en anglais, Letters concerning the English Nation (1733), car Voltaire avait appris l’anglais dans ses cahiers, et il énonçait : «Le mérite trouve à la vérité en Angleterre d’autres récompenses plus honorables pour la nation. Tel est le respect que ce peuple a pour les talents, qu’un homme de mérite y fait toujours fortune.» (Classiques Garnier, 1964, p. 129) Voltaire est mort millionnaire et Seigneur de Ferney. Les Lettres et les arts, sont-ils aussi bien récompensés à Maurice par le ministère de tutelle qu’en Angleterre en 1725 ? Voilà une autre réflexion très pertinente de Voltaire qui pourrait nous guider ! A bon entendeur salut !