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Drogue et activités illicites: quand l’économie noire et l’économie réelle s’entremêlent

12 mai 2021, 14:45

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Drogue et activités illicites: quand l’économie noire et l’économie réelle s’entremêlent

Légitime ou illégale, l’économie souterraine fait partie de l’économie réelle sans que l’Etat puisse générer des revenus pour assurer le bien-être de la population.

Nouvelle saisie record de drogue ce dimanche 2 mai où l’Anti-Drug and Smuggling Unit (ADSU) a retrouvé plus de Rs 3,7 milliards de drogues, soit 243 kilos d’héroïne et 26 kilos de haschisch, totalisant 269 kilos de drogue.

En pleine crise économique, une saisie de drogue d’une telle envergure soulève bien des questions. Quelle est l’étendue du trafic de drogue à Maurice ? À combien de milliards estime-t-on ce marché illégal non taxé ? Et aussi quelles sont les conséquences de ce marché parallèle opérant au nez et à la barbe du fisc ?

Rien que par l’équipe de la douane, le montant des saisies de drogue effectuées était de l’ordre de Rs 764 millions en 2019 et de Rs 234 millions en 2020. Si on ajoute à cela, les saisies par l’ADSU à l’instar de la dernière saisie de Rs 3,7 milliards, cela nous donne déjà un aperçu de ce qui se trame sur le marché noir.

En 2017, les spécialistes financiers estimaient le marché de la drogue à plus de Rs 20 milliards alors que l’ancien gouverneur de la Banque centrale Ramesh Basant Roi estimait, lui, en 2018 que l’économie noire dans sa globalité représente bien plus que Rs 35 milliards, il estimait même qu’elle représentait 30 % du PIB.

Suivant les grosses saisies de drogue de ces dernières années, il se pourrait bien que cette estimation ait augmenté. Toutefois, prenons cette estimation de 30 % du PIB. Considérant que le PIB pour 2021 est estimé à Rs 470 milliards selon l’édition 81 du rapport MCB Focus, cela impliquerait donc que l’économie noire équivaut à Rs 141 milliards, une forte somme sujette à aucune forme de taxation, ne contribuant donc pas aux caisses de l’Etat et ne pouvant pas être redistribuée à la population à travers des projets, des subventions ou autres compensations. Énorme n’est-ce pas ?

Pour commencer, voyons ce qu’est l’économie noire. Il faut avant tout faire la distinction entre l’économie noire dite légitime et l’économie noire illégale. Dans le premier cas, on trouve de tout, marchands ambulants, chauffeurs de taxis marrons, enseignants ayant érigé les leçons particulières au rang d’industrie, propriétaires de snacks, propriétaires d’ateliers mécaniques ou opérateurs de transport illégaux entre autres. Ceux-là ne font de mal à personne directement mais font leurs petites affaires sans passer par la Mauritius Revenue Authority (MRA), et donc le plus souvent au mépris des lois du travail. Si ces business contribuent à la somme d’argent en circulation, elle baisse néanmoins le revenu fiscal et peut donc fausser le calcul du montant du PIB ou encore celui de la croissance dans l’économie réelle.

Selon les derniers chiffres de la Banque de Maurice (BoM), il ressort que de mars 2020 à mars 2021, nous avions un montant de Rs 45,3 milliards en circulation. L’on est à même de se demander quelle est la part que se taille l’économie noire, illégale et légitime, dans cette somme. Or, il est clair que l’économie illégale est bien plus large. «L’économie illégale est plus conséquente que l’économie noire légitime car on parle là de grosses sommes d’argent. Cette économie noire dans sa globalité impacte l’économie réelle car elle circule. Une personne payant cash une voiture, des pierres précieuses ou juste pour maintenir son train de vie, injecte cet argent non taxé dans le système. Cela dit, cela fait donc dans l’immédiat tourner des business, donne un ‘boost’ à l’importation et à la consommation, ce qui peut quelque part fausser nos chiffres du PIB ou de la croissance», explique l’économiste Pierre Dinan.

En effet, à voir notre capacité à faire face à la pandémie, certains sont en droit de penser que l’économie noire a peut-être pendant longtemps gonflé nos estimations de la croissance et donc artificiellement stimulé notre économie. Prenons quelques exemples, lorsque de l’argent provenant de cette économie parallèle est utilisé pour construire une maison par l’intermédiaire de petits entrepreneurs, cela se fait par étapes et en petites quantités. Cet argent non taxé aide certainement le maçon qui peut utiliser l’argent pour vivre et consommer, ce qui aura un effet multiplicateur sur l’économie en termes de croissance. L’achat de voitures par exemple, aura également un impact sur les importations. Il ne faut pas oublier que d’un autre côté, jusqu’à ce que la pandémie frappe, l’île Maurice avait globalement une balance des paiements excédentaire grâce aux recettes touristiques, aux revenus du secteur offshore et aux ventes de villas aux étrangers. Parlant de secteur offshore, il ne faut pas négliger notre présence sur la liste grise du GAFI qui implique qu’on soupçonne que de l’argent provenant de l’économie noire passerait par le secteur offshore mauricien pour aller ailleurs. Les soupçons pesant sur le secteur de l’immobilier ne sont pas en reste, ces soupçons, que les riches étrangers qui investissent dans l’immobilier à Maurice ne le font pas toujours pour nos belles plages mais achètent peut-être des villas principalement parce qu’une fois qu’ils deviennent résidents de Maurice, ils paient moins d’impôts, c’est là ce qu’on appelle l’argent gris.

Dans le cas de la drogue d’ailleurs, c’est toute une chaîne mise en place. Dans les colonnes de Business Magazine, l’Executive Chairman de La Sentinelle Ltd a jeté un peu de lumière sur cette chaîne en prenant le cas de la saisie record à Pointe-aux-Canonniers. «Admettant que le ou les trafiquants de cette drogue fassent une marge de 50 % mettons (il faut au moins une telle marge pour couvrir le risque matériel de la saisie occasionnelle de la marchandise), il faut, au départ, pouvoir mobiliser un fonds de roulement (du Working capital) d’un minimum de Rs 1,5 milliard. Cash ! J’écris «minimum» parce qu’il faut en parallèle, extrapolant tant Hollywood que Bollywood, pouvoir soudoyer qui il faut, employer une équipe de sécurité, payer ceux qui vont transporter puis cacher ce stock, suffisamment fortement pour qu’ils ne soient pas tentés de causer un jour. Mais il ne faut cependant pas trop payer non plus ; pour que les bénéficiaires ne laissent pas voir un trop grand changement dans leur train de vie.» Il s’agit donc là en effet de toute une organisation bien établie.

Les rumeurs sont par ailleurs légion que de nombreux restaurants ont peut-être été ouverts avec de l’argent ‘noir’, de même que de nombreuses sociétés de location de voitures, de nombreuses entreprises à Maurice auraient fonctionné avec de l’argent ‘noir’, y compris des entreprises commerciales et des magasins. « Je pense que lorsqu’il s’agit de créer une consommation non productive à partir de l’argent ‘noir’, c’est certainement un coup de pouce à l’économie sur le court terme, mais sur le long terme, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’économie productive avec la mort. Tout est faux, il n’y a pas d’innovation, juste acheter des voitures étrangères ou construire une maison n’a pas vraiment d’effet multiplicateur énorme. C’est un petit effet car le maçon reçoit un peu d’argent, mais il n’y a pas de création de biens, de services et donc de richesses. Il n’y a pas de création d’usines pour fournir de l’emploi et beaucoup de ces entreprises écrans qui opèrent dans l’économie noire perdent de l’argent car elles se concentrent sur le blanchiment d’argent», explique l’analyste financier Sameer Sharma.

Selon lui, c’est pourquoi si l’on regarde le taux de croissance de la productivité mauricienne, au-delà du secteur privé traditionnel qui n’est finalement pas si productif, les autres business ne contribuent pas vraiment à la productivité, ou à l’innovation globale et à la productivité de l’économie en général. « Et bien sûr, il y a aussi l’impact de la drogue sur la jeunesse, ce qui a évidemment un impact négatif sur l’économie. Donc, finalement à long terme, l’économie noire a un impact très négatif, mais à court terme, on peut voir quelques petits gains positifs dans certains secteurs de l’économie. »

En effet, le taux de consommation élevé provenant d’un petit groupe de personnes opérant dans cette économie noire pourrait être plus élevé que nous le pensons mais sans contribuer à la productivité. Des jeunes qui se droguent et ne finissent pas leurs études réduisent la capacité productive de la population active, quand ou plutôt s’ils rejoignent le marché du travail. Pour une croissance saine, surtout en période post-pandémique, avoir des industries productives et à haute valeur ajoutée est primordial, cette productivité est même la clé du maintien d’un niveau de croissance soutenable sur la durée. « Le fait est qu’une économie ne peut pas vivre éternellement du blanchiment d’argent. Cette activité profite à certaines personnes, mais au bout du compte, dans l’ensemble, ce n’est pas productif pour un pays. Il faut aussi une réelle interrogation sur le pourquoi de notre présence sur cette liste noire. Être sur la même liste que le Pakistan, qui est un État qui sponsorise le terrorisme et qui est connu dans le monde entier, n’est pas une bonne chose », avance Sameer Sharma.

Quid des conséquences sur notre quotidien ? La masse monétaire en circulation peut-elle contribuer à la dépréciation de la roupie ? Cela peut difficilement être établi car tant d’autres facteurs contribuent à cette dépréciation de notre monnaie locale en pleine pandémie à l’instar du tourisme, contributeur à hauteur de 24 % du PIB mais en berne, et les chutes d’investissements entre autres. Quid de l’impact sur l’écart entre riches et pauvres ? Certainement, il y a une différence entre les masses d’argent provenant de la drogue en une transaction et ceux qui doivent travailler toute une vie pour à peine joindre les deux bouts, il y a les jeunes qui se droguent, qui étudient moins longtemps et donc ne peuvent accéder à un emploi leur accordant un salaire élevé. Il ne faut pas non plus oublier les risques d’inflation artificielle des prix des biens immobiliers ou des terrains.

Face à ces conséquences, nous ne pouvons qu’encourager les forces de l’ordre à continuer leurs saisies et à enfin nettoyer notre pays de ces trafics, nuisibles à notre population et à notre économie.

«Un gramme de drogue dure se vend à Rs 15 000»

Ce dimanche 2 mai est marqué à jamais dans l’histoire de l’ADSU avec la découverte de Rs 3,7 milliards de drogues. La drogue était enterrée dans un chantier de réparation de bateaux à Pointe-aux Canonniers et la découverte est signée de l’équipe Alpha 4 de de l’ADSU de la Metropolitan Police qui a ainsi fait aboutir un laborieux travail de renseignement et de surveillance dirigé par l’inspecteur Mohes. Ritesh Gurroby est celui qui reparait ses bateaux sur le chantier. Il est arrêté une fois sur place car le gardien l’incrimine dans cette transaction de drogue. Qui est Ritesh Gurroby ? Est-il un maillon fort de la chaîne d’importation ? Les limiers de l’ADSU soupçonnent qu’il joue à l’intermédiaire entre le ‘Big Boss’ et les grossistes.

Nous avons sollicité Sam Lauthan, travailleur social et assesseur de la commission d’enquête présidé par l’ancien juge Paul Lam Shang Leen. Il nous donne un aperçu de la manière dont cette chaîne fonctionne. Nous avons voulu savoir combien en principe le financier doit investir pour avoir de la drogue d’une valeur de Rs 3,7 milliards. « C’est difficile de mettre un chiffre, le financier est un businessman. Li penser si li met tant, li bizin gagne tant. Il impose ses conditions à son avantage. Il n’entre pas dans les détails de qu’en est-il de la couleur de la drogue, il ne se soucie pas des lois, il ne sait pas comment on doit faire pour contourner la loi, ni sait-il s’il faut corrompre des policiers, des officiers de la douane ainsi que les bagagistes. » Le financier peut être au niveau local ou international, nous dit-il.

En ce qui concerne le mode de paiement, une source à l’ADSU nous explique : « La transaction se fait par crypto monnaie ou bitcoins. C’est une alternative à la monnaie tangible, elle vous permet de faire des paiements sur Internet. Les crypto-monnaies permettent d’échanger de l’argent en ligne sans passer par les moyens traditionnels. Elles vous assurent d’effectuer des transactions en ligne en toute sécurité et en toute transparence avec une communauté d’utilisateurs.»

Le «big boss»

Il ajoute que le bitcoin est un système de monnaie électronique fonctionnant entièrement sur un réseau pair à pair permettant d’effectuer des paiements en ligne directement d’un individu à un autre. « Il paiera non seulement l’importation de la drogue mais aussi la logistique qui va avec. »

Une fois dans le pays, l’importateur doit absolument écouler la marchandise. Notre interlocuteur nous confiera : « Le prix qui est affiché dépend certes de l’offre et la demande sur le marché. Les ‘Big Boss’ à la tête dans chaque région de l’île décident du prix de l’héroïne à afficher. S’il y a de la drogue en grande circulation, le prix sera normal mais s’il y a une pénurie sur le marché, le prix de l’héroïne montera en flèche. »

Sam Lauthan a pour sa part ajouté que la distribution de la drogue passe par une chaîne bien établie et que le facteur qui influence le prix de l’héroïne c’est le niveau de pureté. « Plus l’héroïne est mélangée, plus cela profite à chaque maillon de la distribution.» Notre source à l’ADSU nous confirme le même procédé et nous explique le processus : « Le Big Boss qui aurait de l’héroïne pur entre 70 et 80 % est très rare. L’héroïne va certainement être diluée pour multiplier le volume par 3 à 4 fois pour la vente afin qu’il puisse en tirer son profit auprès des grossistes. A leur tour les grossistes dans chaque région dilueront la drogue reçue encore par 3 à 4 fois. La drogue s’acheminera vers les retailers qui feront des doses ou ils feront aussi la vente par gramme. A ce niveau le degré de pureté peut descendre jusqu’à deux pour cent en étant mélangée à d’autres ingrédients afin de faire le maximum de profit. Des fois la drogue est vendue par gramme et 1 gm s’avère être à Rs 15 000, il va vendre 10 gm à Rs 150 000. Si 1 gm contient 35 doses, il fera devenir 20 gm il aura 700 doses. »

Comment-faire pour écouler toute cette marchandise sur le marché ? Sam Lauthan n’hésite pas à nous confier que ce n’est pas facile de vendre cette marchandise sur une période de cinq ans. «Je suis sûr que les trafiquants n’attendront pas tout ce temps pour avoir un retour sur leur investissement. Bien souvent une partie de la marchandise est conservée pour la réexportation dans les îles avoisinantes.»

Le profit est utilisé pour le blanchiment à travers les gains hippiques, ils achèteront des voitures de luxe, de belles villas, et investiront cet argent dans les pierres précieuses, d’achat de terrains. Sam Lauthan nous dira qu’ils vont d’offrir une vie de luxe jusqu’à réinvestir dans de nouveaux cargos.