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Affaire Kistnen-Private Prosecution: Retour sur les événements qui ont marqué la capitale

8 janvier 2021, 09:08

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Affaire Kistnen-Private Prosecution: Retour sur les événements qui ont marqué la capitale

Formelle vs provisoire : «The law is (indeed) an ass»

Les débats qui ont eu lieu en cour hier dans le cadre de la «Private Prosecution» ont tourné autour de la charge provisoire. Mais pourquoi autant de technicité alors que ce n’est pas le fond de l’affaire ? Analyse pour les profanes.

Pour beaucoup de personnes aux abords du tribunal hier, beaucoup d’internautes, de lecteurs, la tournure des événements avec les débats sur la forme (charge provisoire ou charge formelle) devient lassante. L’affaire est tellement simple, les preuves paraissent tellement directes, que nous, citoyens lambda, nous attendons à un verdict rapide de la cour : coupable ou non coupable ! Ou au pire des cas, on aurait souhaité entendre la version officielle de Yogida Sawmynaden qui, jusqu’à l’heure – hormis la phrase «soi-disant emploi fictif» –, ne s’est pas expliqué sur le fond de l’accusation ; il n’a rien dit sur l’identité de son Constituency Clerk ou sur la façon dont il procédait au paiement de celui-ci. En somme, l’attente générale hier, c’était que la magistrate pose cette question au ministre : avez-vous, oui ou non, enregistré Mme Kistnen comme votre Constituency Clerk sans qu’elle ne le sache et sans qu’elle ne soit payée ?

Mais les juristes, avocats, juges, avoués, magistrats et tous ceux du milieu légal, se régalent de ce procès et des débats qu’il entraîne sur la forme car il est sans précédent. Et c’est justement cela le problème : il n’y a pas de précédent. Les camps Kistnen et Sawmynaden, avec le DPP qui balance dans le camp de l’accusé, s’affrontent sur une question entièrement inédite. C’est la toute première fois dans la longue histoire du judiciaire qu’un citoyen loge une private prosecution sous une charge provisoire. Dans toutes les précédentes private prosecutions, les citoyens-prosécuteurs (Laurette, Mohit etc) avaient opté pour une accusation formelle.

Prenons un exemple simple pour différencier les deux. Un homme est tué et la police arrête un suspect aux alentours de 11 heures. En attendant que le suspect ne complète sa déposition, la police – qui n’a pas le droit de détenir qui que ce soit sans le faire comparaître en cour, selon la loi, within a reasonable delay – le traduit en cour sous une accusation provisoire de meurtre sans préméditation (manslaughter en anglais). Grâce à cette accusation provisoire, la police obtient, sur ordre de la cour, le maintien du suspect en détention pour qu’il ne tente pas d’interférer ou menacer les témoins.

Dans les jours qui suivent, et au fil des dépositions du suspect et des témoins, la police se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un murder mais d’un délit moins grave, soit homicide par coups et blessures non-intentionnelles (wounds and blows without intention to kill, en anglais). Parce que l’accusation initiale n’était que provisoire – pending the investigation and the lodging of a formal charge – elle peut changer, et cela à la satisfaction de toutes les parties.

Coupable ou pas?

Le suspect pourra obtenir une peine d’emprisonnement moins longue, car le délit est moins grave, et le bureau du DPP dont le rôle est d’obtenir des condamnations sera certain de faire condamner l’accusé. Par contre si la police avait opté pour la charge formelle (non modifiable) dès le départ, l’accusé aurait été poursuivi pour manslaughter et l’homme courait le risque d’une condamnation excessive par rapport aux faits, ou même le DPP risquait d’échouer dans sa mission de le faire condamner à cause d’un mauvais choix dans son acte d’accusation.

Aujourd’hui, le camp de Sawmynaden et le DPP insistent que seule la police peut loger une accusation provisoire, et pas un citoyen-prosécuteur. «Is Mrs Kistnen the new Sherif in town», a ironisé Me Gulbul. «Non», répliquent les avocats de Kistnen. «Ce n’est pas parce que c’est nouveau que c’est illégal», a rétorqué Me Rama Valayden.

Or, pour nous tous citoyens lambda, c’est vrai, on n’en a que faire que l’accusation soit provisoire ou formelle. On veut juste savoir si Sawmynaden est coupable ou pas. Patience, cela viendra. Car aussi étonnant que cela puisse paraître, que la magistrate tranche en faveur de Gulbul ou celui de Valayden, la suite sera la même : une charge formelle sera logée. Pourquoi diable toute cette agitation autour de «formelle ou provisoire» alors ? pourrait-on se demander.

L’immense auteur Charles Dickens dans son illustre et légendaire roman Oliver Twist avait placé cette réplique dans la bouche de Mr Bumble, un de ses personnages : «The law is a ass – a idiot». Ces mêmes juristes, avocats, juges, avoués, magistrats qui aujourd’hui se régalent de ce procès connaissent tous cette citation par cœur ! Et c’est même une de leurs citations préférées !

Le retrait de la charge provisoire réclamée

Le ministre Yogida Sawmynaden était dans le box des accusés, hier, au tribunal no 3 du district de Port-Louis. Cela, dans le cadre de la Private Prosecution déposée par Simla Kistnen, la veuve de Soopramanien Kistnen, ex-agent du MSM dans la circonscription no 8. Les débats ont eu lieu sur la motion de Simla Kistnen devant la magistrate Bibi Zeenat Cassamally.

Vers 9 h 20, le ministre du Commerce s’est pointé en cour sous une forte escorte policière et des membres de la VIPSU. Portant un tika au front, Yogida Sawmynaden s’est dirigé vers le banc des accusés, qu’il a voulu éviter précédemment. Il est poursuivi par la veuve de Soopramanien Kistnen pour «emploi fictif». Simla Kistnen a soutenu dans sa motion que le ministre Sawmynaden l’a enregistrée comme sa Constituency Clerk à son insu. Elle affirme n’avoir jamais été employée comme telle. La plaignante précise n’avoir jamais touché Rs 15 000 pour ce poste. Pour rappel, Soopramanien Kistnen a été retrouvé mort dans un champ de cannes à Telfair, Moka, dans des circonstances douteuses.

Le coup d’envoi des débats sur cette motion a été donné par le représentant du Directeur des poursuites publiques (DPP), Me Abdool Raheem Tajoodeen, Principal State Counsel. D’emblée, Me Tajoodeen a argué que cette cour n’est pas habilitée pour agir comme une «investigative authority». À cet effet, le représentant du DPP a demandé le retrait de cette charge provisoire contre le ministre Sawmynaden.

Les avocats du ministre, Me Raouf Gulbul et Me Mahmad Bocus, se sont alignés sur la declaration de Me Tajoodeen. Me Gulbul est allé plus loin pour soutenir qu’une personne n’est pas habilitée à déposer une charge provisoire contre une autre. Et a ajouté que Simla Kistnen n’a pas d’intérêt (locus standi) dans cette affaire. Me Bocus a, par ailleurs, qualifié le contenu de l’affidavit de Simla Kistnen de «monstre» et d’«extraterrestre importé».

La séance a été levée ensuite pour le déjeuner. La cour a entendu ensuite l’intervention de Me Rama Valayden, avocat de Simla Kistnen. Les débats ont été ajournés à mardi prochain.

Plaidoiries

Me Rama Valayden a été le premier avocat de l’équipe des «Avengers» à intervenir après la pause déjeuner, hier. Une heure de plaidoirie durant laquelle l’avocat s’est efforcé de répondre à la question «est-ce que la private prosecution entrée en cour de district de Port-Louis par un individu, ici Simla, la veuve de l’agent MSM Soopramanien Kistnen, est une procédure valide ?»

S’appuyant sur la chronologie des événements, il a rappelé que le 8 décembre, Simla Kistnen a donné une déposition formelle, avec des documents du National Pensions Fund à l’appui. «Mais le 20 décembre, ni l’ICAC, ni la police n’avait encore initié une enquête

Me Rama Valayden a rappelé que, dans son affidavit, Simla Kistnen explique qu’elle gagne sa vie en vendant des gâteaux et des «dholl puri» à son domicile. La question de l’emploi comme Constituency Clerk concerne un salaire qu’elle affirme n’avoir jamais touché, la rendant inéligible à des formes d’aide de l’État. «Elle ne veut pas d’une pitance. Ce n’est pas l’argent qu’elle veut de Sawmynaden.»

Me Raouf Gulbul, qui représente le ministre, a alors voulu savoir si la cour de district de Port-Louis «is taking judicial notice of what is happening in Moka?» Là où se tiennent les auditions de l’enquête judiciaire. La magistrate Zeenat Bibi Cassamally a alors rappelé que «nous sommes là pour discuter de la validité de l’affidavit. Let’s stick to that».

Me Rama Valayden a repris le fil de sa plaidoirie en survolant l’histoire des private prosections. En se référant au cas d’Alex Rima, «un ancien ministre poursuivi par Gaëtan Duval et trouvé coupable. Ce qui a mené à sa condamnation». Selon l’avocat, il y a déjà eu des précédents où la personne faisant l’objet d’une private prosecution n’avait pas été arrêtée. «Si un individu dit que les institutions de l’État ne marchent pas, où doit-il aller, si ce n’est à la cour ?»

Enfin, Me Rama Valayden a invité la magistrate Zeenat Bibi Cassamally à demander à la police et à l’ICAC de boucler rapidement leur enquête. L’avocat s’est d’abord référé au Code d’éthique, «boussole de l’équipe qui paraît pro bono. Malgré la nature de l’affaire, le but n’est pas d’obtenir à tout prix une condamnation du ministre».

Dans la salle d’audience : Thinking inside the box

Yogida Sawmynaden, Simla Kistnen, Koomadha Sawmynaden, trois protagonistes en prise avec leurs pensées, dans la salle n°3 de la cour de district de Port-Louis, hier.

Argument de la défense qui fait tiquer. Yogida Sawmynaden «has graciously entered the dock». Cette phrase de l’avocat Raouf Gulbul résonne dans la salle numéro 3 de la cour de district de Port-Louis.

En réalité, c’est au pas de course que le ministre du Commerce, étroitement escorté d’une garde rapprochée de plus de 15 policiers, grimpe les marches menant au premier étage de la cour de district. Quinze policiers ? Ça, c’est rien que pour traverser l’intérieur de la cour de justice. Comme le dernier bastion du déploiement de force sans précédent mis en place pour cette comparution «high profile».

De profil, debout, dos au mur dans le box vitré, le ministre a la moitié du visage caché par son masque chirurgical. Ministre qui «a eu pour conseil légal de ne pas entrer dans le box des accusés», poursuit son avocat. Il se balance sur un pied puis sur l’autre, le costume boutonné, le pantalon froissé aux genoux.

L’autre Sawmynaden – son frère Koomadha – ne rate pas une miette de ce qui se joue dans cette salle d’audience. «Il porte le même costume gris que la dernière fois», lance-t-il, en jetant un coup d’œil à son frère. Aucun contact entre eux, si ce n’est le eye contact.

Juste avant la fin de la pause déjeuner, Koomadha Sawmynaden nous montrera des photos de famille en noir et blanc, sur son portable. «Là c’est Yogida, là c’est moi.» À bonne distance sur la photo. Comme hier, dans cette cour de justice.

Double contrôle 

Seul, au bout du banc, le ministre du Commerce écoute parler de lui. Sans mot dire. Car hier, c’était l’heure des plaidoiries. Facétieux, l’avocat Yousuf Mohamed lâche, en entrant dans la salle d’audience : «Court, I am here.» Au ministre du Commerce – qui n’est à ce moment-là, pas encore dans le box, il dit, «Ou sa? Mo pa ti rékonet ou. Ou pé kasiet ou boté avek ou mask.»

En prenant place dans le banc des avocats de la famille Kistnen, Yousuf Mohamed lance tout haut : «Je suis là comme observateur.» Un observateur qui ne se prive pas, durant la séance, de chuchoter des commentaires aux oreilles des «Avengers» . Avocats papa piti, Yousuf Mohamed sera rejoint par Shakeel, qui lui aussi s’installe sur le banc des avocats de la famille Kistnen.

Trois heures le matin, trois heures l’après-midi. Ce qui laisse le temps de réfléchir, car tout le monde a interdiction d’utiliser son portable dans la salle d’audience. Dans le box des accusés, toutes les images qui défilent dans la tête du ministre se bousculent sous l’accent circonflexe dessiné par ses sourcils froncés. Pile au milieu, un petit disque de poudre blanche dit qu’il a prié – et qu’on a prié pour lui – le matin, avant d’affronter la foule en colère. Invitée la veille, par l’activiste Bruneau Laurette, à descendre à Port-Louis pour dire des prières à la cathédrale St-Louis, elle a trouvé portes closes.

En face de Yogida Sawmynaden, dans cette salle d’audience où il y a autant de gens assis que debout – officiellement, il n’y a que 30 places –, se tient Simla Kistnen. Pas de signe extérieur de deuil pour la veuve de Soopramanien Kistnen, dont le corps a été retrouvé calciné dans un champ de cannes à Telfair, Moka, le 18 octobre dernier. Grandes épreuves pour cette femme relativement petite de taille. Comme écouter presque deux heures de plaidoirie debout, avant que Rama Valayden ne demande qu’on lui trouve un siège.

Raouf Gulbul, avocat du ministre du Commerce, souligne avec insistance que Simla Kistnen est «self-employed». À tel point que Rama Valayden soulève un point. Raouf Gulbul s’empresse alors de rectifier. Il voulait dire «self-employed par opposition à officier de police». Qu’à cela ne tienne, Simla Kistnen sait qu’elle peut compter sur le soutien de ses proches. Ils sont venus remplir deux bancs entiers de la salle d’audience numéro 3 de la cour de district de Port-Louis. Subissant – avec la presse – les inconvénients d’être contrôlés une première fois à l’entrée du bâtiment, puis à l’étage devant la salle d’audience.

Dans la foule qui se pressait dans cette salle devenue the place to be, il y avait Sunil Dowarkasing, s’identifiant comme un observateur. Une dizaine de policiers en uniforme, tous ceux en civil, dont le responsable du Police Press Office, Shiva Coothen, ou encore Heman Jangi, haut gradé à la retraite qui a repris du service l’an dernier. Y aura-t-il le même service d’ordre mardi prochain, 12 janvier, pour la reprise des plaidoiries, avec les interventions de Sanjeev Teeluckdharry et de Roshi Bhadain ?

Trois interpellations

À l’issue de la journée, trois interpellations auront marqué les esprits. La première : celle de Jean Paul Didier Picon, fils de l’ancien arbitre Sydney Picon. Il se trouvait dans une «restricted area» et faisait du bruit, selon la police. Raison pour laquelle il a été arrêté sous les yeux dépités des autres personnes présentes. La deuxième personne arrêtée est une des sœurs Brasse, Karina, suivant un accrochage avec le syndicaliste Ivor Tan Yan. La présence de celle qui avait fait le buzz sur Facebook lors du confinement pour avoir «fait une virée en scooter jusqu’à l’île-aux-Cerfs» n’a pas plu aux personnes présentes. Ces dernières scandaient : «Éta travayer MSM.» Par la suite, une autre femme a été interpellée et conduite au poste de police de Pope Hennessy, car elle se trouvait dans une «restricted area». Malgré les directives de la police, celle qui en plus ne portait pas de masque a refusé d’obtempérer. «Simé piblik sa, pou nou tou Morisien sa, mo pa pou bouzé dépi isi», a-t-elle martelé. Avant qu’elle soit forcée de monter à bord d’un véhicule de police. Contacté à ce sujet, l’inspecteur Shiva Coothen, du Police Press Office, devait déclarer que la femme en question n’a pas été arrêtée. «Mo pa vréman o kouran dé sa zafer-la parski mo ti dan lakour mwa osi, mé madam-la pann arété.» D’ajouter que les policiers l’ont conduite au poste pour noter son adresse. Elle sera verbalisée pour non-port du masque, a souligné l’inspecteur Coothen. «Sé pa enn arestasion.»

Le père Jean Maurice Labour : «j’ai pris la décision (…) de fermer la cathédrale»

La cathédrale Saint-Louis était fermée hier. Même si cette décision suscitait des questions, l’administrateur de la cathédrale, le père Jean Maurice Labour, a justifié la décision dans une vidéo publiée hier matin par le Diocèse de Port-Louis. «Des personnes que je ne connais pas ont convoqué, aujourd’hui (NdlR, hier), un rassemblement dit de prières. Les autorités de l’Église ne sont pas au courant d’un tel rassemblement et, dans les circonstances actuelles, j’ai pris la décision (…) de fermer la cathédrale aujourd’hui.»

Environ 300 policiers mobilisés

Quelque 300 policiers ont été mobilisés pour la comparution du ministre du Commerce, hier. C’est le chiffre qu’avancent les membres de la police. Toutes les unités étaient de sortie pour parer à toute éventualité : la police régulière du poste de Pope Hennessy, la Criminal Investigation Division de Port-Louis Sud, la Special Supporting Unit, la Special Mobile Force (SMF) et le Groupe d’intervention de la police mauricienne armés jusqu’aux dents, entre autres. Des «snipers» étaient aussi présents à des places stratégiques sur le toit des bâtiments de la capitale près de la New Court House. Les quatre véhicules blindés de la SMF étaient aussi présents sur les lieux. Introduit à Maurice dans les années 2000, le Tactica Armoured Personnel Carrier venant de l’Angleterre est utilisé pour le transfert de prisonniers à haut risque, d’argent et le transport de munitions. Il est aussi utilisé en cas de période cyclonique pour véhiculer policiers et personnel soignant. Le Véhicule Avant Blindé, quant à lui, a été introduit dans les années 90. L’engin est équipé de canon sur le dôme et est utilisé pour s’introduire dans des endroits à haut risque et avait été mis à contribution lors des émeutes de février 1999.