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«Souvenirs liquides» ou quand la mer monte*...

27 août 2019, 13:00

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«Souvenirs liquides» ou quand la mer monte*...

«Mon existence a des attaches sentimentales avec plusieurs bords de mer et, pour moi, quand la mer monte, il sera toujours onze heures.» C’est ainsi que démarre ce texte inédit de l’ex-rédacteur en chef mythique de «l’express», Dr Philippe Forget. Nous vous proposons un passage, un seau d’eau puisé au hasard dans les «Souvenirs liquides» de l’ancien homme de presse devenu un écrivain mauricien qui aimait privilégier du temps «échappé à la gravitation du monde»...

«(…) Quand la mer monte, tout danse au son de sa musique. La poitrine de l’enfant, soulevée par sa respiration, obéit au rythme cosmique de son aérobie.

Autant Grand-Baie est générique des lagons bleus et revient dans son souvenir au complet, avec son bruit de fond aux sonorités berceuses, autant Pointe-aux-Sables renaît domestique, éteinte et blanche avec ses rubans d’algues vertes en colonies éparses sur une plaine corallienne décharnée, sous trois pouces d’eau. Cette première image est trompeuse. Des ourlet-du-sable et des crabes-bringelle inépuisables exploitaient l’abri de chaque défaut du fond et procuraient des pêches matinales gaspilleuses. À Pointe-aux-Sables, Issop débarquait l’enfant et sa fratrie dans le vieux campement de Ferdinand Larché qui, hors vacances, servait d’étable à ses cabris. Le soir, sa femme, Nette, chantait «C’est mon homme» dans la varangue éclairée au fanal et Séreindat servait chauds-bouillants des rougets fluets comme le doigt, frits secs, qu’une senne illégale avait ramenés avec la benediction de l’obscurité et la collusion de gardes myopes. Il croit bien que certains soirs la petite senne ramenait à l’improviste entre ses deux piquets de drague de jeunes mulets furieux et bondissants ou des crevettes translucides. De l’autre côté de l’embouchure de la Grande-Rivière, sur des jambes alors infatigables, on allait jusqu’à l’austère falaise de Pointeaux-Caves où un pêcheur propulsant sa pirogue à la «gale» venait fouiner de grands cateaux bleus dans les déferlantes. Il avait des cuisses de culturiste et abattait sa pirogue d’une seule main jusqu’à la proie sans méfiance. Ferdinand avait un chef chinois qui en faisait d’excellentes boulettes. Il hachait la chair menue sur un billot à l’aide de deux couteaux carrés qu’il abaissait alternativement sous les regards fascinés des gosses rangés en cercle. Le père, peu glorieux en chasse, allait pourtant au lièvre avec monsieur L’Hoste, d’une vieille famille de l’endroit, dans les buissons épineux des pruniers sous les cocotiers des pas géométriques. Le monsieur arrivait au rendez-vous avec une improbable petite chienne terrier logée dans une tente pendue au guidon de sa bicyclette, la tête à l’air libre. Est-ce à Pointe-aux-Sables que l’enfant a vu pour la première fois la trace d’un pied de cerf ? Dans le tuf, au bord de la mare, si nette, cette trace d’onglon posée sur le sol comme une feuille lancéolée. Énigme trop précieuse pour en parler à quiconque.

Les interrogations devant la nature : ciel, mer, plantes ou bêtes, ont toujours fondé le rêve dans son cerveau d’enfant malade souvent en proie au délire. Voluptés du feuillage et des vagues, ces sœurs jumelles dans la brise comme dans la bourrasque (…)»

Dr Philippe Y. N. FORGET (*Extrait puisé d’une nouvelle inédite, intitulée «Souvenirs liquides»)