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Eddy Balancy: «Le recours continu au conseil privé est une entorse à notre souveraineté»

21 juin 2019, 13:57

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Eddy Balancy: «Le recours continu au conseil privé est une entorse à notre souveraineté»

Après avoir rendu des jugements 25 ans durant, le nouveau chef juge, Eddy Balancy, se voit plus en administrateur qu’autre chose et compte, durant son mandat, apporter des réformes qui faciliteront la vie de son successeur. Notre recours continu au conseil privé, martèle-t-il, est une entorse à notre souveraineté. La presse étant suffisamment protégée à Maurice, il n’est pas nécessaire d’introduire d’autres lois, si ce n’est pour consolider sa liberté. Son problème serait l’ignorance de ses droits, la peur ou des raisons d’intérêts particuliers pour ne pas exercer cette liberté. Il maintient que la séparation des pouvoirs est un principe indissociable de l’indépendance du judiciaire.

Monsieur le chef juge, est-ce bien ainsi que je dois vous adresser ?
L’appellation officielle est “Votre Seigneurie” (“Your Lord-ship” ou “My Lord” en anglais) mais je ne suis pas très protocolaire et je n’insiste pas sur l’appellation officielle. Si on m’appelle “Monsieur Balancy” cela me convient tout à fait.

Votre Seigneurie, tout n’est pas rose dans le judiciaire, à vous écouter sur les ondes et dans d’autres médias. Pourquoi cet héritage ?
Les raisons sont multiples. Mais je crois que c’est surtout parce que les juges en chef dans le passé ont fonctionné de manière prédominante comme juges plutôt que comme administrateurs. Après avoir écouté des affaires et rendu des jugements pendant 25 années comme juge, je pense que ma contribution en tant que chef juge devrait être limitée, dans le domaine judiciaire, à l’écoute des affaires nécessitant jurisprudence et être surtout axée sur mon rôle relatif à l’administration de la justice: la mise en place de projets destinés à résoudre, autant que je peux, les problèmes dans le judiciaire et à le remettre sur les rails afin de laisser à mon successeur, le 5 mai de l’année prochaine, à la veille de ma retraite, un héritage moins lourd que le mien.

Un peu plus de 12 mois pour apporter des réformes dans le judiciaire, après le constat des lieux que vous avez fait. N’est-ce pas un défi titanesque, voire une utopie ?
Je ne le crois pas. Il y a beaucoup de réformes qui peuvent être apportées en un seul jour, d’autres en une semaine, d’autres encore en quelques semaines. Par exemple, je compte changer la pratique quant à l’accueil du public et le service offert à la “Legal Aid section” de la Cour suprême après avoir effectué une visite des lieux et parlé aux membres du public et à la personne en charge de cette section. Après ma visite, tous les changements ne dépendant que de moi se feront très vite. De même il me suffira, je pense, que de quelques semaines pour signer l’arrêt de mort de cette pratique irrationnelle, quoique bien établie, d’accepter «as a matter of course» la production des témoignages écrits (“affidavits”) sans vérifier leur pertinence ou utilité - en vue d’exclure tout «irrelevant material» - dès le stade de la mise en état dans les affaires commencées en Cour suprême par voie de motion soutenue par un affidavit.

Aux États-Unis les juges de la Cour suprême sont beaucoup plus âgés. Faut-il revoir l’âge de la retraite des juges ?
Ce n’est pas seulement aux États-Unis que les juges sont plus âgés qu’à Maurice. En Angleterre aussi, par exemple. Augmenter l’âge de la retraite pour les juges peut être une bonne chose ou pas. Perdre de la matière grise et de la connaissance et l’expérience acquises pendant très longtemps est bien dommage.

Mais la santé des juges à l’étranger est l’objet de mesures aptes à les rendre capables, au troisième âge, d’assumer leurs fonctions sans être dérangés par des soucis de santé, que ce soit au niveau physique, mental ou physiologique. Ce qui n’est pas le cas à Maurice. Aussi il faut penser à celui ou celle qui est entré dans le service avec la “legitimate expectation” de devenir chef juge à un âge prédéterminé. Dans le contexte mauricien, je ne crois pas que ce serait une bonne chose d’élever l’âge de la retraite des juges de la Cour suprême, qui est déjà passé de 62 à 67 ans, au-delà de cet âge déjà avancé.

Le judiciaire a la cote chez les Mauriciens parce qu’il est perçu comme étant indépendant. Que faut-il faire pour maintenir ce flambeau ?
Les magistrats et les juges doivent simplement continuer dans la même direction avec le même respect du code d’honneur. Mais il s’agit aussi de corriger certaines fausses perceptions résultant d’un manque d’information, d’explication, et de communication en général.

Êtes-vous en faveur d’abolir le recours au Conseil privé ?
Définitivement. Nous avons eu recours à un “eye-wash”, une véritable politique de l’autruche s’enfouissant la tête dans le sable, en nous disant que l’appellation “Judicial Committee” serait suffisante pour masquer le fait que ce sont des conseillers de la reine d’Angleterre qui forment le “Board” appelé à être notre dernier recours d’appel. À mon avis, les juristes bien avertis dans plusieurs grandes démocraties telles que l’Inde ont raison de nous faire remarquer que notre recours continu au Conseil privé est une entorse à notre souveraineté. Et l’argument que l’île Maurice n’est pas prête à faire confiance à des juges de chez nous siégeant en dernier recours est tout à fait fallacieux. Aucun sondage sérieux n’a, à ma connaissance, étayé cet argument.

Un jugement qui est cassé par le conseil privé est-il nécessairement un mauvais jugement ?
La plupart du temps c’est le cas, mais il n’en est pas toujours nécessairement ainsi. Comme le disait mon grand et sage ami, le regretté Madun Gujadhur, QC, “Had there been one more level of appeal, the judgment being pronounced by what is now the ultimate court of appeal could itself be reversed.” Je suis d’accord avec ce point de vue : la relative fréquence avec laquelle des jugements de la Cour d’appel en Angleterre ont été cassés par une cour supérieure d’appel et la complexité inhérente dans le raisonnement juridique à l’occasion des débats sur des questions complexes mènent à ce résultat. C’est l’écho du constat des ‘American Realists’ qui disaient, depuis longtemps, eu égard à la possibilité qu’une jurisprudence bien établie soit renversée, que “law never is, but is always about to be. It is realised only when embodied in a judgment (Benjamin Cardozo, juge de la Cour suprême d’Amérique, 1921).”

Le célèbre avocat Jacques Vergès, surnommé ‘l’avocat des causes perdues’ ou encore ‘l’avocat du diable’, prônait dans son livre culte «La justice est un jeu» une philosophie énoncée par le titre de cette œuvre. Épousez-vous cette perception ?
Ah, ce sacré Jacques Vergès, métis franco-siamois, qu’on a surnommé aussi ‘l’avocat de la terreur’ mais qui disait : «Je ne suis pas l’avocat de la terreur mais l’avocat des terroristes» ; et qui s’imposait comme défenseur des personnalités condamnées par l’histoire au motif que, selon lui, «les poseurs de bombes sont des poseurs de questions...» ! Il y a un peu de vérité dans sa perception de la justice comme soulignée dans votre question. Je peux ici citer cet extrait de mes “lecture notes”, lors de mes études de maîtrise : “The American Realists tell you that you never know how the witnesses and other evidence will turn out to be, how the judge eventually designated to hear the case will respond, what will be his state of knowledge, general disposition, mood, state of mind, reactions and inspiration at several stages of the case till judgment : in other words all the factors- don’t neglect the state of his digestion ! - which will contribute to the features of the judgment that will be finally delivered. They say this is nothing surprising as justice is dispensed by human beings. Cela dit, il y a là un peu de caricature. On peut généralement s’attendre au même verdict, même si les facteurs variables et aléatoires vont inévitablement influencer la présentation et le style et occasionnellement le raisonnement menant au verdict et le verdict lui-même.

La démission du juge feu Robert Ahnee, lorsque l’exécutif avait fait fi de son ordre concernant la question de déportation d’une Sri-Lankaise démontra son refus du non-respect de la séparation des pouvoirs. Des juges comme Robert Ahnee, en faut-il davantage?
Notre république démocratique bâtie sur une constitution prônant le principe de la séparation des pouvoirs peut légitimement s’attendre à ce que chacun de ses juges refuse que l’exécutif empiète sur son terrain et défende un des principes fondamentaux de notre Constitution, notamment la séparation des pouvoirs: principe indissociable de l’indépendance du judiciaire et qui justifie le niveau de démocratie de notre république (un facteur, soit dit en passant, très cher à nos hommes d’affaires car garantissant un attrait indiscutable pour les investisseurs potentiels). Mais à chaque juge de réagir à sa manière, le cas échéant, à toute tentative de l’exécutif de miner le pouvoir du judiciaire : l’admiration est justifiée même si une autre manière de faire est adoptée que de claquer la porte.

Vous êtes issu d’une famille derrière la fondation de l’express en 1963. Selon un classement de Reporters Sans Frontières, Maurice est à la 58e place s’agissant de la liberté de la presse derrière le Ghana (27e), le Botswana (44e), Madagascar (54e) et les Comores (56e). Ne faudrait-il pas plus de lois pour protéger la presse à Maurice ?
Oui et non. La liberté de la presse est suffisamment protégée, à mon avis, par notre Constitution et toute loi qui va à l’encontre de ce droit fondamental sera déclarée anticonstitutionnelle par la Cour suprême après qu’elle soit saisie pour trancher la question. Mais le problème quant à notre “ranking” se trouve peut-être ailleurs : n’avons-nous pas une partie de notre presse trop disposée à ne pas exercer sa liberté pour des raisons d’intérêts particuliers ou par peur, une crainte résultant parfois de l’ignorance de ses droits ? C’est là où la presse pourrait être rassurée, dans l’exercice de sa liberté d’expression, par des lois consolidant - vous voyez la nuance, j’espère - cette liberté. Mais le but peut être atteint par d’autres moyens : si la presse donne une certaine priorité à la formation de ses journalistes, avec, peut-être, l’aide des organisations nationales et internationales capables de prodiguer un soutien approprié dans ce projet, ce serait un grand pas dans la direction voulue.

Platon disait qu’un bon juge est celui qui a acquis une con- naissance de l’injustice. Vous l’avez vécue, vous, Monsieur le chef juge ?
Ayant étudié le grec et les philosophes grecs, je dois compléter la citation de ce disciple de Socrate sous le thème de la justice qui fut une des premières questions de la philosophie : «Un bon juge ne sera donc pas un jeune homme, mais un vieillard qui ait acquis une connaissance tardive de l’injustice, et qui la connaisse, non pour la trouver dans son âme, mais pour avoir étudié à force de temps, dans l’âme des autres, tant qu’elle a de mal par la science seule et non pas sa propre expérience (extrait du livre III, «La République », 4e siècle avant Jésus-Christ, La connaissance de l’injustice qui fait un bon juge selon Platon n’est donc pas une connaissance subjective de l’injustice de par l’expérience personnelle du juge, mais une expérience basée sur une observation scientifique de l’injustice subie dans l’âme des autres par un juge intrinsèquement bon qui a en lui-même le modèle de l’honnêteté.

Je me permets donc de vous dire que si j’ai connu l’injustice de manière subjective – notamment en étant privé d’un intérim comme Senior Puisne Judge pour avoir exercé ma liberté d’expression en parlant à la presse – c’est surtout mon empathie avec les gens subissant l’injustice qui m’a donné la connaissance et l’expérience platonienne de l’injustice.

(Interview by Bernard Saminaden @ Discover and Invest)