Publicité

Jean-Yves Blot : «L’histoire du Saint-Géran est à la frontière du réel et de “l’imaginé”»

12 juillet 2018, 02:45

Par

Partager cet article

Facebook X WhatsApp

Jean-Yves Blot : «L’histoire du Saint-Géran est à la frontière du réel et de “l’imaginé”»

Jean-Yves Blot, 66 ans, docteur en archéologie navale, a animé une conférence sur le Saint-Géran le 23 juin. Elle a été précédée d’une excursion sur le site du naufrage. Une semaine plus tard, il s’est intéressé aux randonnées et aux sentiers de l’île en emmenant les participants «sur les traces de Paul et Virginie». Ce passionné de la mer remarque : l’essentiel du message archéologique de ce site de la côte nord-est mau- ricienne tourne autour de la «mécanique» de la mort d’un navire de bois dans une zone marine de haute énergie. Ce thème est devenu par la suite l’axe principal de ses recherches et a été dès lors une façon de revenir tout droit à une passion d’enfance où la mer et les bateaux étaient indissociables mais toujours sous forme d’«enquête».

Qu’est-ce que l’archéologie navale?

C’est la batterie de questions que se pose un martien arrivé très en retard sur une autre planète – l’Espace-Temps et qui tente de comprendre comment étaient construites, jadis, les machines à voyager sur l’eau. Examinée de plus près, l’archéologie navale est une branche d’un arbre plus ample qui s’intéresse aux mille façons, pour l’Homme, de concevoir la «machine-bateau» jusqu’aux frontières du présent. L’ethnographie navale fait donc aussi partie de l’ensemble de ce regard.

Au bout du compte, certaines des techniques de lecture qui vont permettre de regarder de près le mode de construction d’une barque millénaire s’appliquent aussi à la «lecture» d’une pirogue mauricienne d’aujourd’hui.

Les bateaux en polyester ne sont pas exempts de ce regard perce-murailles car les gestes du constructeur naval, dans ce dernier cas, ne sont, pour beaucoup, qu’une extrapolation de gestes ancestraux mis en place au fil des siècles autour du matériau bois.

Comment vous êtes-vous intéressé à cette science?

Si vous regardez une fleur et n’êtes pas jardinier, vous pouvez «laisser faire» vos sens et humer les couleurs, «voir» du bout des doigts la texture de la fleur. Mais le plus titillant, pour moi en tout cas, est de joindre à cette panoplie de sensations le pur plaisir de l’enquête, «comprendre» cette fleur-là, explorer la place qu’elle occupe dans le livre du monde. Pour moi, les «fleurs» sont les bateaux, les formes de carène, les joues humides des voiles dans la brise, de l’écume sur le bleu qui moutonne, les craquements du matériau au travail à la frontière entre l’air et l’eau, milieu ambigu cause de toutes les souffrances mécaniques d’une coque de bateau au travail. Cette richesse subtile du phénomène me fascine et a valu à de courageux collègues de m’écouter sur ce thème lors de la défense de ma thèse en Sorbonne, deux mille deux cent pages consacrées au «Bateau Mécanique». À chacun son jardin, voilà le mien.

D’où vous vient cette passion pour le Saint-Géran ? Prend-elle sa source du roman de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre?

L’histoire du Saint-Géran est à la frontière du réel et de l’«imaginé». C’est avant tout un bel exercice d’exploration de cette frontière avec, dans le rôle de guide, la sensibilité d’un écrivain peu soucieux du détail historique mais qui s’abreuve de ce dernier et en fait un outil de sa palette. L’archéologie et l’Histoire nous renvoient, elles, au monde réel que connut le futur écrivain de 1768-1770 entre Lorient et Maurice en compagnie de Favori, le chien de sa sœur débarqué avec lui, au Port-Louis, en juillet 1768. La perte des passagers et de la cargaison du Saint-Géran en août 1744 est avant tout le récit d’une catastrophe humaine qui a marqué l’économie de l’île.

L’archéologie, dès lors, nous ouvre les portes et la carte du «théâtre» qui alimenta la fiction parisienne et tardive du romancier. Le visiteur d’aujourd’hui peut, s’il y met l’énergie et le feu de la curiosité, pénétrer le tissu narratif du paysage maritime et montagneux de l’isle de France de jadis qui frappa des dizaines de milliers de lecteurs en des dizaines de langues sans oublier le braille ni l’esperanto. Une relecture scientifique de l’ensemble roman-naufrage fournit au chercheur qui, carte en main, ose «vivre et raconter», un terreau lumineux pour un voyage dans le temps qui, le temps d’une belle apnée mentale et sensorielle, plonge dans le vert et le bleu de la frontière entre rêve et mémoire, très loin des GPS et autres avions de ligne.

Tout est là, ici, en attente du visiteur qui veut «écouter» la mer de la côte nord-est ou ose «danser» avec la mémoire en quatre dimensions de la montagne derrière Port-Louis.

 Dans le cadre de l’étude d’une épave, l’ar- chéologue naval se rend aussi sur le terrain. L’archéologie navale fait aussi appel à de nombreuses spécialités scientifiques connexes comme les sciences paléoenvironnementales…

L’archéologie d’aujourd’hui se nourrit de données fournies par les laboratoires. Certaines sont désormais à la portée de tous mais ce n’était pas le cas il y a quarante ans, la hauteur de la marée, par exemple. On sait que le SaintGéran fit naufrage un 17 août vers trois heures du matin mais la connaissance de la marée permettra de comprendre, une fois pour toutes, le bal de mort qu’affrontèrent les survivants en se jetant dans les brisants avant d’être, pour beaucoup, rapportés dans l’écume mortelle par les courants qui taraudent le récif de corail et les passes voisines.

Ce fut l’étude des pierres de lest trouvées en 1979 sur le site du naufrage qui permit de prouver que la pierre embarquée sur le vaisseau de six cents tonneaux provenait… de l’île Maurice même. J’avais avec Rodney MacKay, de GrandGaube, prélevé en plongée plus d’une centaine d’échantillons qui furent examinés un à un, à la loupe, par Lucien Montag- gioni, géomorphologue de la Réunion auteur d’une thèse de doctorat sur les récifs des Mas- careignes. La documentation d’archives consultée à Paris permit peu après d’attester que du lest avait été embarqué sur le Saint-Géran lors d’une escale précédente à Maurice.

 

Mais c’est sans doute dans le domaine de l’océanographie que les résultats de l’archéométrie sont les plus étonnants. La datation comparée de matériaux trouvés sur d’anciens feux de camp de la préhistoire permet de constater des diffé- rences de datations dans l’analyse des vestiges provenant de la mer – os de poissons, coquillages – et de la terre – végétaux calcinés, par exemple. Le «décalage», une fois calibré, permet aux océanographes de nous dresser le calendrier des vents d’antan associés, dans le cas du Portugal et de l’Espagne atlantiques, à l’anticyclone des Açores et de remettre en ques- tion, une fois pour toutes, la conviction tenace que les vents d’aujourd’hui circulaient avec la même intensité que jadis. Dans le cas du Portugal, on sait aujourd’hui que la nortada, ce vent du Nord si fréquent en été et qui, jadis, privilégiait les navires bons marcheurs aux allures proches du vent – les caravelles, par exemple –, la nortada, donc, n’était pas aussi intense à l’époque romaine, ce qui invite l’archéologue naval à revoir son «idée» du navire de jadis, en particulier dans le domaine de la voilure.

Outre une conférence sur le navire le Saint-Géran, précédée d’une excursion sur le site du naufrage, vous avez animé une randonnée sur les sentiers de l’île, sur les traces de Paul et Virginie. Même si le roman est une œuvre de fiction, il n’en contient pas moins des ren- seignements importants sur l’île Maurice d’il y a plus de deux cents ans. C’est ce que vous avez essayé de retrou- ver sur le terrain?

Tout chercheur vit, au niveau intime, une passion qu’il souhaite ou ne souhaite pas transmettre. C’est un choix très intime et strictement personnel. Personnellement, je considère cette «passion» un moteur incontournable, un regard sur la vie qui impose d’être partagé, d’être vécu à plusieurs, transmis, encouragé. Ce regard n’est JAMAIS la vérité définitive mais une lecture individuelle dont la première vertu est de rendre vivants des décors subtils et multicouches qui, sans cela, paraissent dormir dans l’ombre, faute d’éclairagiste. L’idée d’un voyage dans le temps consiste dès lors à transmettre et partager la sensation de celui qui «cherche» et le moment lumineux quand on «trouve».

Quand vous êtes sur les sentiers évoqués par le romancier, que recherchezvous au juste?

Le Temps est une fiction quantifiée qui varie d’un individu et d’une culture à l’autre. En faisant reculer l’aiguille de la pendule, l’archéologie du SaintGéran, tout comme l’architecture narrative des paysages montagneux du nord de l’île, nous renvoie tout droit dans les coulisses dont le jeune Bernar- din de Saint-Pierre, de retour à Paris, nous a fourni des échos sur le ton de la «non-fiction» (1773) avant de laisser parler la voix du roman, des années plus tard, quand il avait atteint la cinquantaine. Tout le défi tient à l’exploration, sur le terrain de l’île Maurice d’aujourd’hui, de cette frontière-là.

Quant aux motivations personnelles qui sont aussi, dans mon cas, une toile de fond d’ordre professionnel, le fait que Maria Luisa, en 1979, ait été blessée à la colonne cer- vicale lors des dernières plon- gées sous les brisants du récif de la côte nord-est, alors que nous remontions les meules de pierre blanche que transportait le Saint-Géran et qui font désormais partie des collections du Mauritius Institute, le fait donc de revoir la «coupable», la vague qui conduisit la plongeuse et dessinatrice sur la table d’opération de l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine et changea toute sa vie par la suite, ce «périple-là» est, pour moi, le premier de tous les voyages dans le temps.

Les trailers posent, si l’on peut dire, les pieds sur la carte en pénétrant dans les coins et recoins inaccessibles voire insoupçonnés d’un territoire. Sont-ils un peu en cela des «archéologues» qui s’ignorent et des découvreurs du patrimoine culturel?

Je suis personnellement convaincu que la mode récente à Maurice du trail réveille une architecture du paysage mauricien que les chasseurs d’antan, grands pourvoyeurs de gibier de la communauté insulaire d’alors, connaissaient sur le bout du doigt. Les traces de l’activité humaine qui s’y rattache sont un univers sans doute en grande partie vierge qui méritera un jour ou l’autre son «archéologie», je pense en particulier à la géographie du vécu, furtif par définition, des groupes de marrons sur le territoire de l’île du dix-huitième siècle.

Il sera intéressant qu’un jour ou l’autre des enquêteurs expérimentés, familiers des techniques – très fines – de la fouille des sites de la préhistoire, puissent ouvrir la page de cette archéologie du marronnage qui a sans doute marqué beaucoup d’endroits reculés du relief de Maurice et qui, mieux qu’une autre, parle du vécu caché du paysage de l’île, des vertus subtiles du relief, montagneux ou du couvert forestier de jadis au travers des vestiges et mémoires d’un simple feu de bois, niché sur une ou contre une falaise.

Le risque en ce domaine est que le «trailing» d’aujourd’hui, s’il progresse sans éclaireurs avertis – sur le plan des méthodes et techniques de l’Histoire –, puisse, sans le vouloir, contribuer à effacer ces traces avant qu’elles n’aient pu être cherchées, identifiées et enregistrées, mémoires les plus secrètes sans doute des vies cachées de l’île Maurice d’aujourd’hui. Techniquement – et scientifiquement parlant –, tout ceci est un beau défi dont la complexité même tourne autour d’un des noyaux iden- titaires de l’Histoire de l’île. J’espère vraiment que quelqu’un osera, un jour ou l’autre, relever le gant. O L’étude du Saint-Géran vous a-t-elle permis d’en savoir plus sur les courants d’échanges de la période française et les premiers éta- blissements humains lors de la prise de possession de l’île de France en 1715? Je réside au Portugal et n’oublie donc pas une seconde que l’île se trouvait sur le trajet des premières carraques – voiliers gros porteurs aussi lents que joufflus – en route de Lisbonne en Inde un siècle avant les autres navigateurs d’Europe. Le dernier voyage du SaintGéran se situe, lui, plus de deux siècles en aval, quand la navigation transocéanique a atteint sa maturité technique. Le risque, pour le lecteur féru de sources occidentales, est d’oublier les mémoires maritimes de l’Asie. Les grandes expéditions impériales chinoises du premier tiers du quinzième siècle (1405-1433) nous montrent que, plus d’un demi-siècle avant les trois caravelles de Vasco da Gama, plus de deux cents jonques quittèrent l’estuaire du Yang Tsé et lais- sèrent des traces archéologiques diverses sur une partie du pourtour de l’océan Indien. Maurice se trouva-t-elle sur le trajet – involontaire – d’une de ces jonques ? Impossible de répondre, mais inutile, à ce stade de la recherche, de dire «impossible». À l’archéologie mauricienne de trouver la façon de placer le débat sur la carte du monde.

L’occupation d’un espace diffère-t-elle d’un peuple à l’autre?

L’exemple des naviga- tions chinoises des débuts de la dynastie Ming répond en partie à votre question. L’idéo- logie sous-jacente à ces voyages opulents et ostentatoires de la troisième dynastie de l’ère Ming était la formulation de la grandeur et légitimité «interna- tionale» de l’empereur chinois du tout début des années 1400, auteur d’un complot ayant déposé son jeune neveu, empereur légitime. J’ai organisé il y a dix ans, à Beja, Arrabida et Peniche, au Portugal, avec mes collègues chinois ingénieurs et archéologues navals de l’université de Wuhan, sur le moyen Yang Tsé et avec l’appui d’un institut de Leiden (IIAS, Hollande) d’études asiatiques un symposium consacré à l’archéologie des navires en bois «géants» de l’Histoire. Cela m’a valu d’apprendre que, dans sa recherche de légitimité, l’empereur-conspirateur de la Chine de 1405-1433 envoya ses milliers d’hommes armés clamer sa grandeur auprès des peuples de l’océan Indien auxquels il faisait remettre des présents dans le cadre d’échange avec des vassaux potentiels. Les jonques géantes – bao chuan ou navires du trésor – participaient à cet exercice de légitimité dynastique. 

Deux tiers de siècle plus tard, à bord de ses trois petites caravelles, cette fois au nom du monarque en place à Lisbonne, Vasco da Gama déclina des exigences du même ordre auprès des autorités de Calicut tout en ayant recours à la violence la plus radicale, coupant d’emblée mains et pieds de gens de mer capturés devant la côte de Calicut et renvoyant le tout dans des paniers tressés de l’artisanat local. Pour l’exemple. À chacun sa méthode. Quant à l’archéologie, elle permet, elle, de trancher face au biais idéo- logique des sources écrites. Au contraire des chroniques royales d’antan et de tous bords, les vestiges matériels ne cachent rien, faute d’autocen- sure du bois, de la céramique ou du métal.

Europe, les Guanches, peuple indigène de l’archipel des Canaries, au large des côtes du Maroc, vivaient encore des techniques de la pierre et ignoraient tout des techniques de la navigation, celles de la construction navale en particulier. Ces gens vivaient dans leur île depuis un peu moins de deux millénaires quand ils virent les premières caravelles arrivées d’Espagne et du Portugal à l’aube de la Renaissance européenne. La suite eut un dénouement inégal qui conduisit aux îles d’aujourd’hui abreuvées de tourisme mais dont la langue conserve encore certains traits sonores très particuliers – dont un solfège du sifflement, par exemple – qui montrent comment un peuple insulaire peut disparaître sans mourir tout à fait, une façon d’occuper l’espace – social – mutant de ses îles d’origine.

La géopolitique mondiale a-t-elle évolué durant ses trois cents dernières années ou a-t-elle conservé des rapports de pouvoir identiques dans l’espacegéographique?

J’ai évoqué plus haut le fait que le premier rôle économique mondial ne passa d’Asie vers l’Occident qu’au dernier quart du dix-neuvième siècle. Il est clair, pourtant, que la carte du monde et des réseaux de communication de très long cours avait changé bien avant cela. Les monnaies espagnoles du Saint-Géran connues des plongeurs de Maurice depuis la découverte de l’épave en 1966, illustrent le double monde que gérait le roi d’Espagne. On voit sur les vingt-cinq grammes du disque de ces piastres – reales de a ocho, en espagnol – un univers de symboles géographiques ancré sur deux thèmes princi- paux : les colonnes d’Hercule, symbole du détroit de Gibraltar et de l’ouverture de la Méditerranée sur l’océan Atlantique, et les Deux Mondes – Dos Mun- dos –, deux faces de la même planète Terre, symbole de ce territoire du monarque espagnol si vaste que le soleil ne s’y couchait jamais. Les piastres du Saint-Géran furent frappées au Mexique et jouaient le rôle de monnaie internationale très prisée sur le marché chinois. Elles nous rappellent que la Chine d’alors, toute percluse de ses faiblesses structurales, était encore un géant dont les goûts et les talents manufacturiers  marquaient déjà l’économie-monde.

La paléo-démographie d’aujourd’hui nous montre par ailleurs que la population chinoise représenta dès le dé- but de notre ère une fraction considérable de la population humaine de la planète, le quart parfois, le cinquième souvent. Joseph Needham, sinologue de Cambridge, consacra l’essentiel de sa vie à explorer la question suivante : si la Chine fut, en sciences, un acteur de pre- mier plan jusque vers 1500, pourquoi se referma-t-elle sur sa coquille par la suite ?

Den Xiao Ping, successeur de Mao Tse Toung, vers 1980, entendit parler des navigations chinoises vers les mers de l’Inde en 1405-1433 et fit, grosso modo, ce commentaire-ci, qui devint une marche à suivre : «Quand la Chine se recroqueville sur ellemême, elle périclite. Elle se déve- loppe au contraire quand elle se tourne vers le monde.» La suite est connue de tous et Donald Trump, à qui je souhaite d’avoir lu la chronique des voyages maritimes de la troisième dynastie de l’ère Ming, aura fort à faire pour infléchir le cours des choses.