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Développement, démocratisation et lutte contre les inégalités (II)

11 juin 2018, 15:48

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Développement, démocratisation et lutte contre les inégalités (II)

 

Ce volet de la série consacrée à la problématique du développement touche à la démocratisation de l’économie et à la problématique des inégalités. La question des inégalités revient en force à l’agenda mondial. Elle l’est à Maurice et fait déjà débat dans la «campagne électorale» pour les prochaines législatives.

Démocratie et État social

La question des inégalités est complexe. Il est donc nécessaire de la décortiquer. Cette définition de l’inégalité sociale nous paraît juste : «Une inégalité sociale est le résultat d’une distribution inégale, au sens mathématique de l’expression, entre les membres d’une société, des ressources de cette dernière, distribution inégale due aux structures mêmes de cette société, et faisant naître un sentiment, légitime ou non, d’injustice au sein de ses membres.» Nous faisons nôtre l’idée que «nos sociétés modernes sont fondées sur le principe d’une égalité de valeur entre les hommes».

Et avec Tocqueville, nous pensons que «la démocratie est plus qu’un régime politique : elle est un “état social”, c’est-à-dire un type de société, construite à partir du primat de l’égalité. Ce primat de l’égalité renvoie à l’acte fondateur de la démocratie : l’affirmation par la déclaration des droits de l’homme que “les hommes naissent libres et égaux en droit”. L’égalité sociale signifie qu’il n’y a pas de différence héréditaire de conditions, et que toutes les occupations, toutes les professions, toutes les dignités, tous les honneurs sont accessibles à tous.»

Oui, le développement c’est aussi un idéal démocratique ! Le chantier de la lutte contre les inégalités est intimement lié à celui de la démocratisation de notre structure économique.

Le système des inégalités

Dans les sociétés modernes, les inégalités sont rarement unidimensionnelles ; elles sont multidimensionnelles, enchevêtrées et cumulatives. On peut toutefois distinguer les inégalités quantitatives – de nature économique – des inégalités qualitatives, en particulier des inégalités politiques et sociales. Les inégalités sont nombreuses et se situent sur plusieurs dimensions ; elles forment un système.

Le revenu joue un rôle central dans les inégalités économiques. Le revenu provient 1) des revenus d’activité, 2) des revenus du patrimoine, et 3) des effets de la redistribution. Dans les inégalités de rémunération, il faut inclure la précarité et la faible qualification des travailleurs pauvres. Ces inégalités se constituent au moment de la distribution primaire des revenus, avant l’action de l’État. Elles sont en partie corrigées, ou pas, par le système de redistribution comme les taxes et les aides sociales.

Une des mesures de l’inégalité des distributions de richesses est le coefficient de Gini. Le coefficient de Gini oscille de 0 (égalité par- faite) à 1 (inégalité totale). À Maurice,il était de 0,42 en 1975. Depuis, il a varié en dents de scie avec le point le plus bas d’inégalité en 1991-92 avec un coefficient de 0,379. Entre 2012 et 2017, il est passé de 0,414 à 0,400. Le coefficient de Gini n’est qu’une des mesures (imparfaites) de l’inégalité. Un récent rapport de la Banque mondiale indique qu’à Maurice, bien que «ces dix dernières années aient été caractérisées par une remarquable croissance économique, elles ont également été marquées par une faible redistribution des revenus de la croissance dès que le modèle économique du pays a commencé à rencontrer des difficultés et que les inégalités se sont accentuées.» Il fait aussi faire ressortir que l’écart entre les revenus des 10 % des ménages les plus pauvres et les plus riches s’est creusé.

Cette analyse met en exergue les dynamiques en cours : explosion des rémunérations du sommet de la hiérarchie salariale, sur fond de stagnation des autres ; augmentation des inégalités de revenu ; accroissement des inégalités du patrimoine ; et les inégalités qui se développent au sein même des catégories socioprofessionnelles, en particulier chez les cadres. Les inégalités du patrimoine (biens fonciers) sont venues exacerber celles de revenus. Premièrement, les revenus du patrimoine se sont accrus et ces revenus supplémentaires ont profité aux personnes qui disposaient déjà d’un patrimoine et ont donc pu en accumuler davantage. D’autre part, l’ensemble des biens patrimoniaux a vu sa valeur fortement augmenter, en particulier les biens immobiliers.

Les inégalités ne se réduisent pas aux seuls rapports capital/travail de la structure de classe des sociétés capitalistes. Il ne faut pas sous-estimer l’importance d’autres inégalités, en particulier celles fondées sur le sexe (critique féministe), le capital culturel (critique à la Bourdieu) ou celle du pouvoir politique. Dans notre société, des causes fréquentes d’inégalités peuvent être des discriminations ou stigmatisations liées à des préjugés de toutes sortes.

Eu égard à ces dynamiques, il faut une politique économique qui assure au moins un minima en termes d’initiatives et mesures budgétaires pour redistribuer les revenus entre les différentes couches de la population, essentielles pour remédier aux inégalités. Il y a les dépenses sociales à protéger, en particulier celles consacrées à la santé et l’éducation. Le défi c’est de déterminer quelles politiques seraient les mieux à même de pérenniser les progrès acquis.

L’économie sociale et solidaire

L’enjeu consiste à transformer le présent modèle vers un modèle socio-économique durable, solidaire et juste. Et la problématique ne peut faire l’impasse sur les inégalités. La concentration des richesses, les inégalités, sont des réalités de nombreuses sociétés à travers le monde. À Maurice, la concentration des richesses est très forte. La problématique du développement et des inégalités comporte plusieurs dimensions et volets. La lutte contre les inégalités sera longue, d’où le besoin d’une stratégie, d’un plan et d’un programme avec des objectifs pour le court, le moyen et le long termes. «Vision 2030 revisited» devrait porter une politique ambitieuse de vraie démocratisation avec tout le potentiel de l’économie sociale et solidaire (ESS).

Nos modèles d’entreprises capitalistes s’essoufflent ; l’économie sociale et solidaire se propose comme un modèle capable de réconcilier l’entreprise avec l’utilité sociale à l’échelle d’un territoire donné. Elle implique alors un véritable bouleversement de l’ADN de l’entreprise : la poursuite primordiale d’une finalité sociale guide l’action de l’entreprise sans enfreindre sa rentabilité. Les entreprises sociales lancent le pari de s’inscrire au cœur d’un projet de société ; quel que soit le domaine où il s’engage, l’entrepreneur social se donne comme critère majeur de réussite l’ampleur de son impact sur la société. Au-delà du besoin social auquel répond l’entreprise sociale, les impacts sont larges car ils contribuent à la lutte contre l’exclusion sociale, que ce soit par la création d’emplois et de nouveaux débouchés, par la sensibilisation à certaines pratiques environnementales, par un processus décisionnel inclusif et participatif ou encore par la réinsertion de personnes vulnérables sur le marché du travail. Tout le défi consiste et consistera à trouver les articulations avec les composantes de la structure économique actuelle.

Transformer la structure économique

L’ossature de l’architecture socio-économique mauricienne a comme composantes les conglomérats, les grands groupes d’entreprises, les petites et moyennes entreprises (PME) et le secteur informel.

Les conglomérats, groupes d’entreprises, grandes entreprises qui contrôlent dix des onze secteurs de l’économie sont puissants. Les premiers sont les piliers dans les nombreux secteurs en termes de création de richesses et d’emplois. Dans beaucoup de cas, il s’agit de capitalisme familial avec spécificités. Avec la mondialisation, les conglomérats ont conclu des partenariats avec des entreprises étrangères, dans l’immobilier par exemple mais pas seulement. Il faut bien comprendre la déclinaison de la mondialisation à la mauricienne. Qu’en est-il de la «collusion» entre les élites avec en prime les nouveaux acteurs globaux ? Ici plus que jamais, la transparence et la gouvernance s’imposent. Dans un contexte où le tout-marché laisse la place à toutes les dérives, l’importance des instances régulatrices et leur intégrité doivent être soulignées.

PME, booster le secteur

Le ministère des Entreprises et des coopératives a lancé en mars 2017 un «10-Year Master Plan» dans le but d’apporter un nouveau souffle à ce secteur pour en faire l’épine dorsale de notre économie. Ce plan directeur présente un Road Map devant faire passer en dix ans la contribution des PME au Produit intérieur brut (PIB) de 40 % à 52 %, la part de l’emploi de 55 % à 64 % de la population active et la part dans les exportations de 3 % à 18 %. L’éventail des types de PME est très large, mais la prépondérance des «subsistence entrepreneurs» parmi les 125 000 recensées, soit les petites entreprises et les personnes travaillant pour elles-mêmes, est soulignée. Ces unités, ayant un faible niveau d’organisation, opèrent à petite échelle et de manière spécifique. La population active à l’œuvre dans l’économie informelle non agricole à Maurice se chiffre à 12 %. Ces «subsistence entrepreneurs» et particulièrement les femmes représentent les plus grosses composantes du secteur informel. Il est estimé que le secteur informel à Maurice représente 20 à 25 % de l’économie.

Les PME, dont celles qui ont réussi, demandent un accompagnement et un encadrement pour relever des défis, dont celui de l’exportation. Ici, nous ne pouvons passer sous silence le formidable travail de Made in Moris.

Avançons

Nous n’avancerons pas avec un modèle héliporté. Il nous faut innover pour ne pas nous enfermer dans les recettes du passé – nationalisation, étatisation, privatisation. Le maître mot est l’Innovation. Commençons par rompre avec la tendance de certains de vouloir tout accaparer et de ne point vouloir partager les opportunités. Le débat et la réflexion doivent porter sur le concret des problèmes et le concret des solutions :

  1. L’approfondissement des mesures incitatives et positives pour une articulation «win-win» entre les grosses entreprises et les PME est une nécessité.

  2. Il existe un vivier d’initiatives concrètes, plus ou moins embryonnaires, qui attendent un cadre catalyseur et d’autres pistes avec un réel potentiel qui demandent à être creusées.
  3. Des groupes ont pris des initiatives pour lancer des incubateurs, faire essaimer des petites entreprises. Certains IRS/RES et Smart cities ont lancé des initiatives allant dans le sens de l’intégration sociospatiale. Il y a des articulations à trouver et à approfondir. Ceux qui ne le font pas devraient s’inspirer de ce qui se fait déjà
  4. Dans le cadre d’un aménagement smart du territoire, il est nécessaire de combattre les inégalités en faisant respirer les villages et les zones périurbaines en termes de loisirs et de qualité de la vie (sports et culture) et en stimulant les activités économiques privilégiant l’économie de proximité.

 Pour conclure

Il est plus que temps que nous prenions pleinement conscience de nos déficits – de cœur, d’intelligence, de raison, de bon sens, d’éthique. Et trouver le temps pour une ré- flexion sur comment les combler afin d’animer une dynamique sociale globale pour avancer. Vivement que les principaux acteurs du développement intègrent totalement et rapidement le sens et la portée de la nécessité vitale de lutter contre les inégalités dans leurs réflexions et plans stratégiques.

L’enjeu du développement et des inégalités est sociétal. De grâce, n’entrons pas dans le travers de la confusion entre cycle de développement et cycle électoral. Nous avons besoin de balises pour un débat démocratique qui permet d’avancer. Ne tombons pas dans la facilité de l’analyse simpliste et irresponsable de la réalité, analyse qui nourrit un populisme dangereux.

1 Roland Pfefferkorn et Alain Bihr, «Justice sociale», Innovations et Sociétés, n° 4, 2009, 105 p., L’Harmattan

2 Mauritius: Addressing Inequality through More Equitable Labor Markets, World Bank, March 2018