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Barlen Pyamootoo: «Nous sommes une île médiocre»

12 novembre 2017, 16:30

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Barlen Pyamootoo: «Nous sommes une île médiocre»

Après une longue absence, Barlen Pyamootoo vient de publier «L’île au poisson venimeux», son quatrième roman. Secret et solitaire, il déteste les interviews. Il ne le montre pas, ramène deux bières du frigo et pose ses pieds sur la table basse. «On fait quoi, on parle de quoi ?» Bah de ça, tiens…

Votre nouveau roman(1) raconte la disparition d’un père de famille à Flacq. Dans un journal, cela s’appelle un fait divers. Quel rapport entretenez-vous avec l’actualité ?

Un rapport très indirect qui passe par Armand. C’est un chauffeur de taxi de Trou-d’Eau-Douce. Quand je monte avec lui – ce qui m’arrive assez souvent – je lui demande de me raconter ce qui se passe dans le pays. Il est très compétent, Armand. Le problème, c’est que je n’écoute pas ce qu’il me répond. C’est étrange, hein ?

Une forme de détachement ?

C’est plus que ça, c’est du désenchantement. D’un côté, en regardant à travers la vitre je me dis : «Putain, mais quelle beauté cette île ! Les couleurs, les lumières folles, les paysages, les gens… Sauf que sous la beauté il y a la pourriture. Ceux qui ont le pouvoir m’écoeurent. Le ministre qui dit des choses horribles mais qui est un bon croyant, il s’appelle comment déjà ?

Showkutally Soodhun.

Voilà. Avant, il voulait tuer un autre politicien. Maintenant, il stigmatise une communauté avec des clichés d’un autre âge. Sa mise à l’écart est une très bonne nouvelle, c’est encourageant.

Il ferait un bon personnage de roman, non ?

Pas sûr… quoique Soodhun un peu l’Idiot de Dostoïevski. (Il s’interrompt sur un ton inquiet) Je vais être à mon tour menacé de mort, vous pensez ?

Je pense que vous n’avez besoin de personne pour ça…

Détrompez-vous. Les rares fois où j’ai songé sérieusement au suicide, c’était en écoutant la radio. Dans le taxi d’Armand, justement.

Étiez-vous plus heureux lorsque vous viviez – sans Armand – en France ou aux États-Unis ?

Je suis très heureux à Trou-d’Eau-Douce. Je vis une histoire d’amour avec ce village, je ne sais pas l’expliquer, c’est dans l’air, il y a quelque chose de magique ici. J’ai essayé d’écrire ailleurs mais c’est difficile. Je mène une vie assez monacale, il m’arrive de ne pas sortir de chez moi pendant plusieurs jours, ou juste pour aller voir la mer où mon père.

Le mythe de l’écrivain dans sa grotte…

Dans son trou, en l’occurrence. Je ne suis pas asocial pour autant, je prends plaisir à rencontrer les gens. Ils me parlent de leurs rencontres, de ce qu’ils vont cuisiner le soir, des choses simples de la vie ; c’est ce qui me convient. L’autre jour, à la boutique, je me suis rendu compte que je ne disais plus «bonjour !» mais «bonjour, bonjour !», comme si vivre dans cet endroit était doublement bon. Trou-d’Eau-Douce est devenu mon pays.

Maurice ne l’est plus ?

(Silence) Maurice ne signifie plus grand-chose pour moi. Ce roman est mon adieu à l’île.

Comment ça ?

Les histoires mauriciennes, c’est terminé. Toutes les vies ont des cycles et j’arrive au bout d’un cycle littéraire. C’est un peu comme dans un couple. D’abord, il y a l’amour très fort. Puis vient le temps des blessures mais on reste ensemble. Jusqu’au moment où l’on se réveille, où l’on part. J’ai pris ma décision, je pars. Mon prochain roman, qui est bien avancé, se déroulera aux États-Unis, en plein hiver.

Quelles sont ces blessures ?

(Il réfléchit) Il y a quelque chose de l’ordre de l’immobilisme. Maurice évolue mais une chose ne change pas : c’est la façon de faire de la politique. J’entends des discours arriérés, presque obscurantistes. Surtout, le mensonge et l’hypocrisie sont devenus une méthode de gouvernement qui déteint sur la population ; ça me blesse. Quelque part, nous, le peuple, on a merdé. On choisit nos représentants, donc c’est quand même un peu de notre faute si on en est là. Je crois qu’on devrait y réfléchir, admettre qu’on a sacrément merdé. Réclamer la démission d’untel ou untel, ouais, pourquoi pas, mais parfois je me demande si ce ne serait pas plus efficace de dissoudre le peuple, d’en élire un autre. Parce que celui-là accepte tout et oublie vite. Aux dernières élections, on a fait confiance à des «revenants». Aux prochaines, on fera probablement la même chose. On efface, on gomme et les mêmes conneries reviennent en boucle.

Vous avez voté en 2014 ?

Non, pour la première fois je n’ai pas accompli mon devoir. Je n’en suis pas fier mais je n’en pouvais plus.

Qu’est-ce qui vous épuise à ce point ?

Le clientélisme, le marchandage de faveurs. La parole publique vidée de sens, le fait de pouvoir dire tout et son contraire dans la même phrase. J’aime vivre à l’île Maurice, j’aime les Mauriciens, mais comment vous dire ? Nous sommes une île médiocre, voilà. On bâcle, on n’est pas foutu de mettre un drapeau à l’endroit, on choisit des Soodhun. C’est ça, la médiocrité : c’est lui et c’est nous, qui installons au pouvoir des individus qui nous tirent vers le bas.

On croirait entendre votre narrateur, celui qui accuse les fonctionnaires d’être devenus «des affairistes » et les politiciens «des bandits qui ne vénèrent que l’argent»…

Le narrateur a lu dans mes pensées (sourire complice). C’est du vécu, dans la vraie vie mes amis de Trou-d’Eau-Douce me parlent des magouilles des fonctionnaires, des pots-de-vin qu’il faut aligner pour espérer obtenir son permis de kitesurf ou de j’sais pas quoi. Des histoires comme ça, j’en entends tous les jours, c’est dingue ! Ces gars, je les connais, ils veulent bosser pour s’en sortir. L’autre jour, j’en ai croisé un qui partait à Port-Louis avec sa pêche du jour sous le bras. Je me suis dit : «Tiens, il est tombé sur un fonctionnaire qui aime le poisson !»

Êtes-vous un tenancier du «tous pourris» ?

Absolument pas. J’ai un ami policier qui m’a expliqué. Il m’a dit : «Tous les flics ne sont pas pourris. Ceux qui n’ont pas accès à l’argent restent propres.» Policier ou pas, ça magouille. Ce qui compte, c’est faire de l’argent rapidement. Le fric est roi à Maurice, la marque de ta voiture conditionne beaucoup de choses et les gens vont en promenade au supermarché. Des personnes luttent, elles essaient d’apporter des choses plus enthousiasmantes, mais elles finissent par se faire broyer.

Une fois qu’on a dit ça, on fait quoi ?

On fait ce qu’on peut. Moi, je ne m’engagerai jamais dans la vie publique. Je ne suis qu’écrivain et c’est bien là le problème, parce que les mots ne changent pas le monde sous nos pieds.

Mais les mots peuvent parfois réveiller les consciences…

Un grand écrivain espagnol a dit une chose très juste : le romancier est l’explorateur, l’essayiste est le cartographe. Donc, je débroussaille, c’est mon rôle. Si vous avez la chance et le talent de devenir un immense écrivain, alors quelques mots resteront. Mais ce ne seront que des mots, ils n’empêcheront pas le chaos.

Pourquoi ce titre, «L’île au poisson venimeux», qui ne colle pas à l’histoire ?

Parce qu’il se pourrait que Maurice se soit réellement appelé comme ça au Ve siècle. Il n’a pas plu à tout le monde, ce titre. Des gens m’ont dit : «Barlen, t’aurais pu faire un effort, ce n’est pas très touristique», comme si c’était mon problème. Mais ils ont raison : c’est un livre assez noir, violent.

Vous vendez vingt fois plus en France qu’ici. Est-ce frustrant d’être si peu prophète en son pays ?

Non, un lecteur est un lecteur, je ne suis pas patriotard. Pourquoi un Taïwanais compterait-il moins qu’un Mauricien ? Jamais je ne réduis l’être à ses origines ou son ethnicité. Les gens les plus intéressants que j’ai rencontrés dans ma vie se sont affranchis de ces carcans, il est temps que nous en fassions autant. L’ethnicisation est le pire des venins : c’est ce qui a fait éclore la médiocrité politique à la mauricienne.

«L’île au poisson venimeux», par Barlen Pyamootoo.
Éditions de l’Olivier, 174 pages.