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Témoignage: mon week-end dans un Paris en guerre

16 novembre 2015, 21:10

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Témoignage: mon week-end dans un Paris en guerre

Ce vendredi soir, il faisait bon, c’était «l’été indien» : à Paris, dès que le thermomètre affiche 15 degrés, nous sommes ravis de nous mettre en terrasse, pour boire notre café à€2,50 (Rs 100, autant dire que vous appréciez le café). Comme beaucoup de Parisiens, je sors parfois dans le 11e, je vis même depuis peu dans le coin. C’est un quartier en pleine gentrification; un quartier populaire investi, sous la pression des prix de l’immobilier, par des «bobos», des bourgeois bohèmes – des «hipsters», dit-on aussi, le terme «bobo» étant devenu trop péjoratif. Un quartier révélateur, grâce à ce mélange des cultures et des catégories sociales, d’une certaine idée de la France : cosmopolite, multiculturelle, républicaine.

 

Vendredi 13 novembre, j’étais d’ailleurs dans un café à République avec une consœur journaliste, avant de me rendre, vers 20h30, dans le Nord de Paris, pour un dîner chez Julia, une amie d’enfance, et Mélanie, venue de Lyon. Nous étions là, toutes les trois, à disserter sur la délicieuse soupe à la courge – sorte d’équivalent du potimarron, li mari bon – aux carottes et aux poireaux, lorsque les téléphones ont commencé à vibrer.

 

A chaque vibration du téléphone, l’angoisse

 

WhatsApp, Facebook, Twitter, SMS : la toile s’active et ce sont les amis les plus éloignés, parfois étrangers, qui, les premiers, nous demandent, inquiets : «Tu vas bien» ? Oui, la soupe à la courge de Julia est délicieuse, merci. Et puis, les infos nous parviennent au compte-gouttes, par sa soeur, Marion. «Des coups de feu.» «Sans doute un règlement de comptes», avance Julia, hésitante. Intérieurement, nous espérons toutes qu’elle a raison, mais nous savons qu’en France, en 2015, la menace terroriste est réelle. Non que l’on préfère mourir d’une balle perdue lors d’une rixe entre malfrats, mais l’on sait que les fous de Daech frappent, eux, pour faire le plus de morts. Et des innocents.

 

Très vite, les discussions se tarissent. Le dîner tourne court, nous avons les yeux rivés sur nos téléphones. Nous sommes dans le quartier Jules Joffrin, soit à environ deux kilomètres au nord des événements, et nous entendons déjà les sirènes qui retentissent, sans s’arrêter. «Pour ne pas céder à la panique», nous décidons de ne pas allumer les infos. Lors des attentats de Charlie Hebdo, j’étais restée scotchée, comme beaucoup de Français, aux écrans de BFMTV. Je proteste, mollement. «Les filles, je suis journaliste, il faut bien que je regarde les infos.»

 

#PorteOuverte, une réponse solidaire

 

Le climat anxiogène est de toute façon là, sur nos smartphones. «J’ai pas de nouvelles d’un pote, mais pourquoi il ne répond pas ce con», panique Julia. Mélanie trépigne : «Mais bordel, le seul week-end où je viens à Paris! Il faut que ça arrive ce week-end!» Mes parents m’appellent, je sens l’effroi dans la voix de ma mère. «République, Filles du Calvaire, c’est pas là où tu vis ?» Si, exactement. J’apprends sur Twitter que l’un de mes étudiants est au Bataclan, mais qu’il a pu se réfugier dans un logement.

 

 


 

 

 

Je consulte le hashtag #PorteOuverte, lancé par un confrère et ami, Sylvain Lapoix, retweete des infos. Beaucoup. Trop. François Hollande décrète l’état d’urgence, une mesure utilisée lors des «opérations extérieures» de la France en Algérie, du temps de la colonisation, ou en 2005, lors des révoltes en banlieue.

 

«Je ne peux pas passer dans cette rue, il y a des cadavres partout»

Vers 1 heure du matin, Facebook nous propose d’indiquer sur nos walls que nous sommes «en sécurité». Ce que nous faisons. On se questionnera sur l’utilisation de nos données personnelles et sur l’intérêt du réseau social à développer ce type de dispositif plus tard. Toute la nuit, nous restons connectées. Prenons des nouvelles des gens que nous aimons. Vers 2 heures, j’appelle une amie, Aude, qui était coincée dans un bar et rentre chez elle. Dialogue surréaliste au téléphone. «Tout va bien ma poulette, t’inquiète, me dit-elle avec un enthousiasme un peu feint. Ha, attends deux secondes Elo, on me dit de ne pas passer dans cette rue, il y a des cadavres partout.» Je raccroche, une fois qu’elle est chez elle.

 

La vie reprend dans les rues de Paris, à 200 mètres des lieux de l’attentat, au Bataclan, samedi 14 novembre.

 

Le lendemain, c’est la gueule de bois, nous écoutons le témoignage du journaliste d’Europe 1 coincé au Bataclan. Mes copines pleurent, le cachent. Moi aussi. Mon quartier est bouclé, je ne peux pas, ne veux pas rentrer. Puis, en fin de journée, nous décidons de sortir. Malgré les consignes de sécurité, il faut bien vivre !

 

Dans le métro, peu de monde pour un samedi, des mines d’enterrement. Deux jeunes hommes ont posé un drapeau français sur leurs épaules. Après le choc, le déni, l’horreur, c’est le temps du recueillement. Je me rends au Bataclan, à deux pas de chez moi. Là des bougies, des prières. Et beaucoup de journalistes, français, étrangers, prêts pour leurs directs, éclairés par les projecteurs dans la nuit. Etienne et Agathe, 28 ans, viennent poser une bougie. «C’est une toute petite contribution pour montrer qu’on est avec eux, on est là», murmure Etienne. L’un de leurs amis était au Bataclan, il est toujours dans le coma. «J’ai pas bougé du canapé jusque là, sourit, crispée, Agathe. C’est un peu le traumatisme.»

Ne pas renoncer à nos libertés, le pied de nez à adresser aux terroristes

De mon côté, je devais dîner avec une amie, j’annule. Une connerie, sans doute, un renoncement, déjà. Avocate, musulmane, elle me dit que nous avons l’obligation, et elle en particulier, de s’investir davantage auprès des jeunes. On en reparlera, je lui dis, plus tard, une fois l’émotion passée. Le temps est au recueillement. Je passe, comme souvent, au Picard du quartier, un supermarché du surgelé très fréquenté par tous ceux qui ne souhaitent pas passer plus de 5 minutes à préparer leur repas. Je croise Isabelle, architecte. Elle aussi veut annuler sa soirée. «Un anniversaire, on n’a pas trop envie de le fêter.»

 

«C’est étrange d’être en reportage dans sa propre vie», lance un journaliste sur Twitter. C’est vrai. Je regarde les gens, aux terrasses des cafés. Me dis qu’ils sont nombreux quand même, pour un lendemain d’attentat. «Mais là, il n’y a personne pour un week-end», raconte Carlous, le serveur. Je me dis que quand même, squatter les cafés, c’est un beau pied de nez aux terroristes. Sylvain, qui a lancé le hashtag #PorteOuverte, m’invite à une soirée dans le quartier, pour boire un verre, continuer de vivre.Ce dimanche soir, des milliers de personnes se sont rassemblées autour de la place de la République, mais aussi sur le boulevard Richard-Lenoir, près du Bataclan, ainsi qu’à l’angle des rues Bichat et Alibert, en hommage aux victimes. Elles ont pleuré, allumé des bougies, chanté, et ce malgré l’interdiction d’organiser des manifestations publiques jusqu’à jeudi 19 novembre à Paris et en Ile-de-France.

Cette guerre touche aussi d’autres peuples

Ce week-end, c’était le temps du choc. Il a fallu le digérer, entrevoir l’horreur, l’impossible. Prendre le temps de le raconter, de le verbaliser. Après l’émotion viendra la réflexion. Les Français vont devoir se montrer unis. Ne pas céder à la panique, sortir du cadre franco-français et ne pas sous-estimer cette menace mondiale, Daech, qui détruit chaque jour d’autres peuples. C’est une guerre, certes, mais aucun dirigeant n’a été préparé à l’affronter. L’ennemi est invisible, sur notre sol, ne pense pas comme nous. Il se raconte une histoire apocalyptique dans laquelle il faut tuer le maximum de mécréants – nous tous, y compris les musulmans – avant la fin des temps.

 

Le pire est encore devant nous,ainsi que le prédisait l’ancien juge anti-terroriste Marc Trevidic dans Paris Match il y a quelques mois. Pour entrer en résistance, les Français doivent se montrer intelligents, ne pas renoncer à leur liberté, ni à ce mode de vie que nous aimons tant. C’est le Paris jeune et progressiste qui a été frappé. Il nous faut continuer, malgré l’horreur, à aller voir un match au Stade de France, écouter un concert au Bataclan, boire un verre en terrasse au Carillon ou manger un morceau dans «le meilleur bobun de Paris», au Petit Cambodge.