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Martine Hennequin: «Focaliser l’attention sur le lien entre addictions, chômage et pauvreté »

10 août 2014, 14:40

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Martine Hennequin: «Focaliser l’attention sur le lien entre addictions, chômage et pauvreté »

Que retenez-vous du «Humphrey Fellowship Program», dont vous avez bénéficié ?

C’est une expérience unique : l’opportunité d’avoir accès à toutes les ressources de l’université américaine à un âge où vous êtes assez mature pour en profiter pleinement ! Côtoyer des professionnels venant de plus de 80 pays différents tout en ayant accès aux infrastructures et moyens américains est une chance exceptionnelle. Cela permet un échange d’une grande richesse avec des professionnels originaires de différentes régions du monde.

 

Qui faisait partie de votre promotion et qu’avez-vous étudié ?

Nous étions un groupe de neuf professionnels venant de huit pays différents sous la supervision des chercheurs de l’Institute for Drug and Alcohol Studies de la Virginia Commonwealth University. Nous avons bénéficié d’une année de développement professionnel dans le domaine des addictions et de formations en leadership et en «global development». Une année qui a culminé par la validation d’un projet final en avril dernier, après des cours à l’université, des séminaires et des stages.

 

Qu’est-ce qui vous a motivée à participer à ce programme d’échange ?

Dès le départ, c’était très clair pour moi, je voulais travailler en amont, au niveau de la prévention. Pendant six ans avec l’Association Kinouété, nous étions dans les prisons et dans la communauté avec les détenus et ex-détenus, pour leur offrir un programme d’accompagnement psychosocial. Notre travail clinique me menait à la conclusion qu’une grande partie de nos clients, en particulier les femmes avec qui nous travaillions, mais aussi les hommes, n’auraient pas dû se trouver en prison. C’étaient des victimes d’un système punitif qui renforce la marginalisation des personnes aux prises avec des problématiques d’addiction et qui renforce le cycle de pauvreté. J’ai réalisé que nous retrouvions chez toutes les «underserved communities» à Maurice des facteurs communs : pauvreté, chômage, échec scolaire et «school dropout» chez les enfants, prise de substances (illicites et/ou alcool), dynamique familiale dysfonctionnelle… Beaucoup de femmes nous ont témoigné qu’elles avaient commencé à vendre de la drogue parce qu’elles ne s’en sortaient pas financièrement…

 

Or, une fois que l’on passe par la prison, c’est très difficile de s’en sortir…

Oui, le travail abattu par l’Association Kinouété auprès des détenus et des ex-détenus est très important et précieux, il ne faut surtout pas qu’il s’arrête, mais c’est presque trop tard. Les facteurs défavorables à la réintégration sont trop nombreux. Les peines de prison à Maurice sont tellement lourdes que le temps passé en prison provoque une rupture avec la famille mais aussi avec la communauté.

 

Pour une femme, mère de famille, la prison provoque des dégâts très importants. À la sortie après 5, 8, 10 ou 15 ans en prison, les chances de trouver un emploi régulier sont très minces. Cela maintient les ex-détenus dans une situation de précarité sociale et professionnelle sans parler des difficultés posées par le certificat de caractère lors de la recherche d’emploi. L’autre option qui se pose alors : reprendre le «dealing» illicite.

 

C’est pour ça qu’on dit que la prison n’est qu’une «revolving door» finalement… Je voulais donc travailler en amont pour focaliser l’attention sur ce lien entre addictions, trafic, chômage et pauvreté, et acquérir les outils pour des actions préventives renforçant le développement des communautés.

 

Votre cursus intitulé «Substance abuse prevention, education and care» comprenait de nombreuses visites ?

Des visites de terrain chaque semaine dans différents types d’organisations : gouvernementales (État de Virginie), régionales («county ») ou fédérales à Washington D.C.. Nous avons pu rencontrer des professionnels d’une clinique méthadone à Baltimore, rencontrer les clients d’un centre d’accompagnement par les pairs, visiter un établissement pénitentiaire, un centre de réhabilitation pour les mineurs, et avons passé plusieurs jours au sein des deux instances fédérales majeures traitant de l’abus de substances, c’est-à-dire, le National Institute of Drug Abuse (NIDA), spécialisé en recherche, et le Substance Abuse and Mental Health Services Administration (SAMHSA)qui comprend l’axe préventif.

 

J’ai aussi rendu visite à des ONG internationales spécialisées dans le plaidoyer et rencontré plusieurs chercheurs investis dans le domaine des politiques nationales et internationales, ainsi que visité l’administration attachée au Sénat qui travaille dans le domaine du «drug control». Nous avons aussi visité un «drug court», tribunal spécialisé dans les affaires liées à la drogue…

 

Que retenez-vous de la visite de ce tribunal ?

Le juge en charge de ce programme nous a impressionnés. C’est ce qui me fait dire que la relation thérapeutique fonde le pronostic : une rencontre peut faire basculer le parcours d’une personne en souffrance et la sauver. Ce juge établissait sous nos yeux, en pleine audience, une relation de confiance avec chaque prévenu. Nous avons été autorisés à assister aussi à la réunion hebdomadaire, où chaque cas est passé en revue par une équipe pluridisciplinaire. Ce suivi permet de proposer une vraie alternative à l’incarcération. Les prévenus ont le choix de s’engager dans un programme de traitement et de réhabilitation et bénéficient alors de l’accompagnement d’un «probation officer», de travailleurs sociaux et d’une psychologue. Au fur et à mesure qu’ils franchissent  les différentes phases, ils obtiennent des encouragements concrets comme des bons d’achat pour les courses au supermarché, des cartes téléphoniques, des aides sociales diverses.

 

Aux États-Unis, les peines pour les usagers de drogue sont donc moins lourdes qu’à Maurice ?

Certains États sont plus sévères que d’autres. Il faut rappeler que l’année passée était très particulière, puisque deux États (Colorado et Washington) ont légalisé la consommation et la production de cannabis en dépit dela loi fédérale prohibitive. En règle générale, on observe moins de condamnation par une peine de prison ferme pour un délit de consommation de drogues uniquement,mais la politique d’incarcération pour délits de drogues(« drug offence ») en général aux États-Unis reste un problème majeur qui a principalement un impact sur lesAfro-américains. Il y a une discrimination en défaveur des Afro-américains et des Américains d’origine hispanique. La question de l’incarcération pour délits de drogue vient toucher une question d’appartenance ethnique, ce qui maintient les communautés afro-américaines dans une situation de rupture e tde pauvreté par rapport aux communautés caucasiennes.

 

Par contre, parmi l’ensemble des détenus incarcérés pour différents crimes et délits - et ils sont très nombreux, les États-Unis comptent la plus grande population carcérale à l’échelle mondiale - il y a un fort taux de dépendance aux substances.

 

Quels sont les traitements pratiqués aux États-Unis ?

Les traitements médicalement assistés utilisent la méthadone, la buprénorphine ou le naltrexone. L’accompagnement psychosocial est plus présent qu’à Maurice mais fait encore défaut dans certains États. Le système de soins privatisé rend l’accès aux soins pour les personnes en situation de précarité très difficile. Mais le «Affordable Care Act», loi baptisée «Obamacare» vient apporter de l’espoir à ces personnes qui ne peuvent souscrire des assurances médicales.

 

Existe-t-il un programme d’échange de seringues ?

Les programmes de réduction des risques existent dans certains États mais ne sont pas généralisés partout. Le terme de «harm reduction» n’est malheureusement pas un axe validé par le Congrès américain qui préfère aborder l’addiction et la prise de substances illicites, en termes de «traitement», de «prévention», de «politique de lutte contre». Pourtant, la pertinence d’un programme d’échange de seringues aujourd’hui n’est pratiquement plus remise en question, y compris par les acteurs du champ préventif.

 

La consommation de drogue est-elle une préoccupation publique majeure aux États-Unis ?

Oui, et pas seulement à cause des drogues illicites. La surconsommation de médicaments ou l’utilisation non médicale de «prescription drugs» inquiète, surtout parmi les jeunes. Ce problème est accentué par l’accès trop facile aux médicaments obtenus sans prescription, qui serait pour moi impensable à Maurice. Le taux élevé d’adultes suivant un traitement à base d’antidépresseurs ou d’analgésiques fait que les armoires à pharmacie regorgent de médicaments dans lesquelles les jeunes se servent pour fabriquer des cocktails de substances, y compris l’alcool.

 

Enfin, on constate que la relative stabilisation de la consommation de tabac sur les cinq à dix dernières années se fait au détriment de la prise d’autres substances, les méthamphétamines entre autres, et que la consommation d’alcool ne recule pas.

 

De retour à Maurice, qu’envisagez-vous ?

Le projet final que j’ai soumis était axé sur la définition de stratégies préventives au sein des communautés vulnérables à Maurice, projet qui commencerait par une recherche de terrain sur les besoins («needs assessment study») et l’analyse des modes et mécanismes autour de la consommation  de substances, basé sur un modèle que l’on peut répliquer dans n’importe quelle communauté. Aujourd’hui,  je reprends contact avec tous les partenaires du champ social car je souhaite la mise en place d’une infrastructure qui pourrait permettre la réalisation d’initiatives dans le domaine du développement communautaire. Les concepts de «community-empowerment » et de «community resilience» m’intéressent particulièrement car ils visent non seulement les problèmes d’addiction, mais aussi les axes sur lesquels nous pouvons agir pour réduire ou prévenir ce cycle qui lie addictions, délinquance, chômage et échec scolaire.

 

C’est une approche qui renforce la mobilisation des membres de la communauté, et qui permet de pérenniser les initiatives, dans un contexte local qui manque de politique structurée en matière de prévention.